Je m’appelle Nell. Je viens de fêter
mes seize ans. Je vis sur une île que nous appelons Eden. Nous ne sommes pas
très nombreux : à peine une centaine. Nous sommes les derniers êtres
humains sur cette planète.
Il
y a cinquante-cinq ans, le 21 décembre 2012, a eu lieu l’Apocalypse. Nos aïeux
se trouvaient dans le vol n° 270494 en direction de Paris. C’étaient des
étudiants qui revenaient d’un voyage scolaire à New York. Alors qu’ils
survolaient l’Océan Atlantique, leur avion fut frappé par la foudre et se crasha.
Trente et une personnes survécurent par miracle et dérivèrent dans un canot de
sauvetage pendant plusieurs jours. On raconte que ceux qui réussirent à
atteindre notre île en vie étaient à moitié fous en raison de la faim et de la
soif. Au final, il n’était plus que dix-neuf.
Ils
guettèrent le moindre bateau, le plus petit avion dans le ciel. Ils attendirent
pendant des semaines qu’on ne vienne à leur secours avant de se rendre à
l’évidence : personne ne viendrait car l’Apocalypse annoncée par les Mayas
pour le 21 décembre 2012 avait eu lieu et ils étaient les derniers humains sur
Terre ! Le matraquage médiatique qui avait déferlé sur
le monde dans les mois précédents cette date avait fini par les convaincre.
le monde dans les mois précédents cette date avait fini par les convaincre.
La vie s’organisa petit à petit. Ils
construisirent des maisons. Chacun prit un rôle en fonction de ses aptitudes.
Ils procédèrent même à des élections pour choisir un chef : Helena fut
élue par quinze voix contre quatre.
Dès
les premiers mois, les couples se formèrent. Bientôt, une des filles tomba
enceinte. Neuf mois après naquit Aaron, le premier enfant de l’île d’Eden.
Les années passèrent. De nombreux
bébés naquirent dans le village de huttes qui avait été construit. Des mariages
ont été célébrés. Des enterrements aussi…
Je
suis de la quatrième génération. Malgré ce qu’on m’a enseigné depuis ma plus
tendre enfance, je scrute l’horizon et ne peux m'arrêter de me demander ce
qu’il reste du monde que mes arrières grands-parents ont connu.
-
Il
n’y a plus rien, Nell ! ronchonne Maman, à chaque fois que je lui pose la
question. Nous sommes les derniers. Combien de fois faudra-t-il te le
dire ?
Mais, moi, je ne peux m’empêcher de
penser que si nous avons réussi à survivre, pourquoi d’autres n’auraient-ils
pas pu aussi ?
****
Quand j’ai envie de
m’isoler, je me rends à mon endroit préféré sur l’île, celui où les mariage
sont célébrés : la Cascade. Il faut marcher plus d’une heure depuis le
village pour l’atteindre, traverser toute la jungle mais, quand on y parvient,
le spectacle est tellement grandiose qu’on oublie tout. L’eau coule, aussi
limpide que le cristal.
La première fois que je suis venue
ici, j’étais toute petite. Je devais avoir quatre ans. Pourtant, je me souviens
de tout.
C’était
pour le mariage de l’une de mes tantes. Une arche de branches et de fleurs
tressées se dressait au-dessus de l’autel de pierre, qui avait été sculpté par
la première génération. Les futurs mariés se tenaient là, timides et empruntés.
Leur union symbolisait le début de leur vie d’adulte.
Ce
fut une cérémonie sans prétention mais tellement chargée d’émotion. Les mariés
portaient des vêtements qui avaient été tissés pour l’occasion. Sur l’île, le
tissu était une denrée rare. La première génération d’Eden avait dû se
débrouiller avec les vêtements qu’ils portaient et ceux qu’ils avaient pu
récupérer dans les bagages qui s’étaient échoués sur la plage après le crash de
l’avion. Mais rapidement, les habits s’étaient abîmés, déchirés. Les survivants
avaient aussi vu leurs corps changer : à leur arrivée, ce n’était que des
adolescents. Les tenues s’étaient bientôt révélées trop petites. Il avait fallu
s’adapter : utiliser des peaux de bêtes, trouver des fibres qui pourraient
être tissées, etc. Au bout de quatre générations, les vêtements avaient vraiment
évolué.
Je
me souviens particulièrement de la robe de la mariée. La jupe était constituée
de pétales grands comme la paume et qui avaient été cousus entre eux. Le
corsage avait été tissé à partir de la laine d’un mouton et il était orné de
broderies. Le travail des couturières avait pris plusieurs mois.
Ce
jour-là, si petite que j’étais, j’avais pensé que je vivais dans le plus
merveilleux des endroits qu’il soit et que j’avais hâte de me marier à la
cascade.
Et
j’ai grandi. Ce lieu m’attire toujours autant mais plus pour les mêmes raisons.
Avec l’adolescence, sont venues les questions. Pourquoi seuls les habitants de
cette île ont survécu à l’Apocalypse ? Que reste-il du reste du
monde ?
Près de la cascade, se trouve la
carcasse de l’avion qui a amené mon peuple ici. Quelques mois après l’accident,
la mer a recraché sur la plage une partie du fuselage. Les naufragés l’ont
traîné jusque là. Au début, ils s’y rendaient régulièrement. Puis, avec le
temps, ils ont voulu oublier. La nature, qui a horreur du vide, a envahi
l’endroit.
Je vais souvent explorer la structure.
J’y ai trouvé des objets qui n’ont pas pu être récupérés ou réutilisés après le
crash. Par exemple, je ne sais pas à quoi pouvait bien servir ce petit appareil
rectangulaire dont l’une des faces ressemble à un miroir. Je l’ai démonté et y
ai trouvé des composants électroniques. Certains bricoleurs de l’île les
récupèrent et en font toute sorte de choses.
J’ai
aussi trouvé un objet qui s’ouvre comme un livre avec d’un côté une surface brillante
et de l’autre des boutons avec l’alphabet dans le désordre.
J’ai
posé mes questions aux adultes mais je me suis vite rendue compte que le sujet
de l’avion et de ce qu’il renfermait était un peu tabou.
Certes,
la première génération avait récupéré livres, magazines, vêtements, chaussures,
bref, tout ce qui était réutilisable et non périssable. Mais quand il
s’agissait de parler de ce qui s’était passé, ils se fermaient comme des
huîtres.
Alors
pour trouver des réponses, j’ai passé beaucoup de temps à consulter les revues.
J’ai un peu mieux compris la vie d’avant l’apocalypse. Ainsi, le petit objet
rectangulaire était un téléphone. Les gens l’utilisaient pour communiquer entre
eux.
L’autre ustensile était un ordinateur.
Mais là, je n’aurais pas vraiment su dire à quoi il servait vraiment. Il était
question de programmes, d’Internet. Que des termes dont je n’avais jamais
entendu parlé…
***
Un
jour que j’explorais une nouvelle fois la carcasse de l’avion, je me suis
retrouvée coincée entre deux rangées de sièges tordues. J’ai commencé à
paniquer car personne ne savait que j’étais là. Les heures ont passées. Je
sentais de moins en moins ma jambe bloquée. Alors j’ai commencé à hurler en
espérant que les chasseurs qui passeraient dans le coin m’entendraient.
Tout
à coup, un bruit s’est fait entendre derrière moi. Je me suis déhanchée pour
voir ce qu’il se passait. Un jeune du village, qui avait à peu près mon âge,
enjambait les sièges pour s’approcher de moi. Nous ne nous connaissions pas
vraiment car nous ne faisions pas partie du même groupe d’amis. Toutefois, je
savais qu’il s’appelait Tom. Il était grand et brun. C’était ce que ma mère
aurait appelé un beau parti.
-
Nell ?
Ca va ? demanda-t-il, l’air inquiet.
-
Oui.
Enfin, je suis coincée là depuis des heures. Je ne sens plus mes orteils. Mais
à part ça… oui… ça va…
-
Je
vais te débloquer. Attends…
Lorsqu’il
se pencha au-dessus de moi, je remarquais
qu’il avait les yeux verts, ce que je n’avais jamais vu avant. Quand il palpa ma
cheville et examina comment il allait pouvoir me dégager, je sentis le rouge me
monter aux joues.
Quand je fus enfin libérée et que
nous quittions l’avion, je le remerciai chaudement.
-
Je
ne sais pas combien de temps je serais restée là si tu ne m’avais pas entendue…
-
Tu
as juste eu la chance que je sois dans les parages au bon moment…
Quand
nous arrivâmes enfin à l’orée du village, nous nous séparâmes avec un petit
sourire gêné. Je crois que nous avions déjà compris que nous venions de tomber
amoureux.
***
J’ai revu Tom à de nombreuses
reprises, le plus souvent sur la plage. Nous parlons souvent de la carcasse de
l’avion. Lui aussi est fasciné par l’histoire de notre peuple. Je lui montre
les objets que j’ai trouvés, les magazines que j’ai lus… Il m’a avoué que lui
aussi avait tenté de comprendre comment nos aïeux étaient arrivés ici et le
monde dans lequel ils avaient vécu avant le crash.
-
J’ai
souvent voulu interroger Nanou mais mes parents m’en ont toujours empêché.
C’est pourtant mon arrière grand-mère. Je devrais pouvoir aller lui parler
quand je veux, non ? s’énerve-t-il.
Nanou
est la seule personne encore vivante de la première génération. Elle a
soixante-douze ans. Tous les habitants d’Eden lui vouent un véritable culte.
C’est la sœur d’Helena, la première chef de notre île.
-
Et
si on se passait de leur accord ? lui ai-je demandé.
-
Que
veux-tu dire ?
-
Nanou
va toujours se promener sur la plage avant le dîner. Elle interdit à quiconque
de l’accompagner. Elle dit que c’est le moment où elle se recueille. Mais si on
se trouvait sur sa route par hasard.
-
Je
pense qu’elle serait furieuse.
-
Peut-être,
mais cela vaut le coup d’essayer, non ?
Le soir même, nous nous sommes
retrouvés donc à guetter la doyenne de l’île sur la plage.
Quand
elle est passée à notre hauteur, nous sommes sortis de notre cachette, l’air
aussi innocent que possible. Toutefois, Nanou n’a pas été dupe : tous les
habitants du village savaient qu’elle n’aimait pas être dérangée pendant sa
promenade quotidienne.
-
Que
faites-vous ici tous les deux ?
Nous
nous sommes trouvés pris de court. Nous n’avions pas du tout réfléchi à la
manière de l’aborder… Je pris le parti de ne rien lui cacher.
-
Nanou,
nous nous posons beaucoup de questions, Tom et moi… Sur votre arrivée sur Eden…
-
L’histoire
du crash vous a pourtant été contée à de nombreuses reprises, me semble-t-il, a
répondu Nanou levant un sourcil intrigué.
-
Nous
connaissons bien sûr l’histoire officielle… Mais on s’était dit que vous
pourriez peut-être nous expliquer comment vous viviez avant de vous retrouver
ici, comment vous avez vécu les premiers temps sur l’île…
La
femme nous a contemplé tous les deux, se demandant exactement ce que nous
avions en tête. Puis, elle a haussé les épaules et a dit d’un ton résolu :
-
Si
vous avez du temps à perdre…
-
Nous
voudrions juste en savoir un peu plus sur le monde d’avant…
-
Très
bien… Je n’ai toutefois pas envie d’en parler ce soir… Retrouvez moi ici demain
soir et je vous dirais ce que vous voulez savoir.
****
Les soirs suivants, nous avons
retrouvé Nanou sur la plage. Chaque fois, elle nous en a expliqué un peu plus
sur le monde qu’elle avait connu, s’aidant parfois des magazines que nous lui avions
amenés.
-
Nous
nous déplacions beaucoup en voiture, dit-elle en nous montrant la photo d’un
engin avec quatre roues. Les voyages en avion étaient plus rares et réservés
aux longues distances.
-
Et
les bateaux ? a demandé Tom.
-
Pour
le voyage que nous devions faire, cela aurait été beaucoup trop long… Nous
avons traversé l’océan atlantique, rappelez-vous.
Je
me suis rappelée le planisphère affiché dans la salle de classe. Je m’étais
toujours demandée qui avait bien pu voyagé avec un tel document dans ses
bagages…
-
Notre
séjour à New York a été magique. Je n’avais jamais quitté la France. Alors
aller à la Grosse Pomme… Voir la ville qui ne dort jamais… Ce fut merveilleux. Le
voyage du retour s’est bien passé jusqu’aux turbulences. Au début, le capitaine
nous a dit de ne pas nous inquiéter que tout irait bien, que ce n’était qu’un
passage. Mais c’était faux !
Nanou
a regardé au loin. On l’a senti perdue dans ses souvenirs, les bons comme les
mauvais.
-
Tout
s’est passé très vite. La foudre a frappé l’avion. Les moteurs se sont arrêtés.
Les secousses se sont accentuées au point de déclencher les alarmes et de faire
tomber les masques à oxygène du plafond. C’était la panique dans l’avion. Tout
le monde hurlait. Helena me serrait la main si fort que j’ai cru qu’elle allait
me briser les os. L’avion perdait de l’altitude. On pouvait voir la mer se
rapprocher à vitesse grand V. A ce moment-là, j’ai désiré de tout mon cœur
mourir sur le coup. Je sais… c’est idiot mais je ne voulais pas souffrir… Et
puis il y a eu le choc quand l’avion a touché l’eau. Il aurait pu rentrer de
plein fouet dans un mur, cela aurait eu le même effet… Les issues de secours se
sont ouvertes et les canots de sauvetage ont été gonflés. On s’est entassé
dedans. Enfin, ceux qui le pouvaient encore…
Sur
ces mots, elle s’est levée et a fait quelques pas dans le sable vers la mer.
-
Ce
sera tout pour ce soir, les jeunes… Je vous raconterai la fin de mon histoire
demain.
Sans
un mot, j’ai pris la main de Tom et nous sommes retournés au village. Alors que
nous nous éloignions de la plage, il me dit :
-
C’est
quand même horrible, ce qu’on lui demande.
-
Comment
ça ?
-
Mais
enfin, Nell ! Tu ne vois donc pas qu’elle revit tout ce qu’elle nous
raconte ? s’est-il écrié.
Je
me suis tue, piquée au vif. Ma soif d’explications était telle que j’en
oubliais tout le reste. Il fallait que je sache, que je comprenne ! Peu
importe les conséquences.
Tom
m’a lancé un regard lourd de reproches. Il ne comprend manifestement pas pourquoi
je m’obstine à faire revivre ces moments douloureux à Nanou pour satisfaire ma
curiosité, peut-être morbide.
****
Le lendemain, je me suis rendue
seule à notre rendez-vous quotidien avec Nanou. Tom n’a pas voulu venir avec
moi. Il connaît la fin de l’histoire et préfère, tout compte fait, s’en tenir à
la version officielle.
Nanou
se tient face à l’eau. Comme si elle
n’avait pas bougé depuis la veille.
-
Ton
petit copain n’est pas là ? demande-t-elle sans se retourner.
-
Non.
Finalement, il ne tenait pas tant que ça à savoir…
-
Alors
nous irons seules, toutes les deux, là où tout a commencé…
Je
pars à sa suite. J’ai rapidement compris où elle m’emmène : sur les lieux
où l’avion a été amené. Quand nous sommes passées près de la cascade, j’ai
pensé à Tom. Pendant toutes ces semaines que nous avions passé ensemble, nous y
étions souvent venus. Je m’étais prise à penser qu’un jour nous pourrions nous
marier sous l’arche fleurie, devant le vieil autel de pierre. Mais, depuis
notre dispute de la veille, j’avais perdu tout espoir.
Malgré
son âge, Nanou me devance dans la forêt. Elle connaît parfaitement le chemin
pour l’avoir emprunté des milliers de fois. Arrivée au pied de la carcasse,
elle se tourne vers moi.
-
J’ai
toujours été contre l’idée de ramener ces morceaux d’avion ici. Nous aurions dû
les enterrer ou je ne sais quoi. Nous en débarrasser en tout cas !
-
Pourquoi
Nanou ?
-
Parce
que cela ne fait que nous rappeler tout ce que nous avons perdu, ce que nous ne
serons pas et ceux que nous ne reverrons plus.
La
doyenne ferme les yeux quelques secondes, les larmes perlant à ses paupières.
-
Je
n’ai cessé de penser à mes parents et à mon petit frère durant toutes ces années.
Tant qu’Helena était encore vivante, j’avais encore de la famille. Aujourd’hui,
je n’ai plus rien qui me raccroche à mon passé. Mais tu veux sans doute savoir
ce qui s’est passé après le crash de l’avion ?
J’ai
hoché la tête. Je sais que ce qu’elle va me raconter sera sans doute dur à
entendre mais il faut que je connaisse les détails. J’en ai besoin.
-
Comme
je te l’ai dit hier, les canots de sauvetage se sont gonflés. Beaucoup de
passagers sont morts sur le coup. Tous ceux qui se trouvaient dans les premiers
rangs en fait. Le pilote et le co-pilote eux aussi n’ont pas survécu. Par
chance, ma classe se trouvait à la queue de l’avion. Nous avons pu monter dans
les bateaux. Tu te rends compte que sur la centaine de personnes qui se
trouvait à bord, seules trente et une survécurent. Nous dûmes enjamber des
corps pour gagner les issues de secours. D’autres victimes agonisaient. C’était
l’horreur totale.
Je
pouvais presque voir l’adolescente terrorisée qu’avait été Nanou. Elle a gardé
les yeux fixés sur la carcasse de l’avion.
-
Je
tenais toujours la main d’Helena. Pour rien au monde, nous ne nous serions
lâchées. A un moment, une vieille femme, coincée sous un fauteuil, m’a attrapée
la cheville. Quand je me suis retournée, j’ai vu qu’on ne pouvait plus rien pour
elle : elle était carrément empalée sur une barre de métal. Ma sœur m’a
arrachée à ma contemplation morbide et nous avons enfin gagné l’issue de
secours. Des garçons nous ont tendu la main pour nous aider à monter sur le
canot. Je me souviendrais toute ma vie des cris de ceux qui n’avaient pas pu
sortir. Et les odeurs… Celle des chairs brûlées qui se mêlait au sel de la mer…
Ensuite, nous avons dérivé pendant des jours. Je pense que nous n’étions pas
très loin de l’île mais les courants ne nous y ont porté qu’au bout de dix
jours. Beaucoup de nos copains étaient morts pendant cette semaine et
demie : nous n’avions ni vivre ni eau. Ce fut un véritable enfer. Je me
souviens d’un garçon pour lequel j’avais un petit faible, Enzo… Il a attrapé
une grave insolation. Il délirait complètement. Il a fini par sauter par-dessus
bord… ajouta-t-elle tristement.
Je
ne sais pas trop comment réagir devant sa détresse. Quand Nanou reprend
enfin la parole, c’est à voix basse. Je dois tendre l’oreille pour comprendre
ce qu’elle dit. Elle répète
-
Je
ne voulais pas qu’on ramène cette carcasse ici. Je l’avais dit à Helena. Le
monde extérieur avait disparu. Pourquoi nous infliger autant de travail pour
avoir sans cesse sous les yeux les vestiges de notre vie passée et du futur qui
n’existerait jamais ?
-
Mais
comment pouviez-vous être sûre qu’il ne restait personne ?
Nanou
tourne vers moi un visage dur.
-
Comment
aurait-il pu en être autrement ? Des mois avant cette date, tous les
médias ne parlaient que de ça, de la fin du monde pour le 21 décembre. Même
ceux qui disaient ne pas y croire finissaient par avoir des doutes. Alors,
quand la foudre est tombée sur l’avion et que nous sommes tombés à l’eau,
beaucoup d’entre nous ont tout de suite pensé vivre l’apocalypse. Et quand les
semaines, puis les mois ont passé sans que personne ne vienne à notre secours,
il était clair que le monde tel que nous le connaissions avait disparu. Mais
parfois… je me prends à espérer…
La
doyenne reprend le chemin qui mène au village sans en dire plus. Nous passons
encore une fois devant la cascade et je pense de nouveau à Tom. Il faut que je
me fasse pardonner de mon entêtement. Parce qu’après tout, qu’ai-je
appris ? Rien de plus que ce que je ne savais déjà… si ce n’est que je
comprend peut-être un peu mieux la souffrance de ceux de la première génération
maintenant.
Ce fut ma dernière entrevue avec
Nanou. Maintenant, elle refuse de m’adresser la parole pour autre chose que des
banalités.
Tom
a fini par me pardonner. Et nous devons bientôt nous fiancer officiellement.
J’aurais sans doute droit au mariage dont j’ai toujours rêvé, à la cascade.
***
Je retourne presque tous les soirs,
seule, sur la plage. Je scrute l’horizon, comme l’a sans doute fait Nanou à de
nombreuses reprises.
Aujourd’hui,
je pense à ce qu’elle m’a dit la dernière fois que nous avons réellement
discuté : que parfois, elle espérait que le monde, son monde, n’avait pas
totalement disparu.
J’aperçois
soudain quelque chose sur l’eau. Un point noir d’abord, puis une longue ombre. La
silhouette grandit jusqu’à se révéler être un immense paquebot.
Si
le monde a vraiment été détruit le 21 décembre 2012 et que nous sommes les
derniers survivants, qui sont tous ces gens qui me font signe sur le pont du
navire ?
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