Rien n’est plus difficile à garder qu’un
secret. Garder une information pour soi, c’est se plonger dans la solitude.
Mais quand la dévoiler mettrait votre vie en péril, a-t-on vraiment le choix ?
-
Si f
est une fonction solution de (E), alors pour tout x, f (x) ≠ 0, marmonna le
professeur
de mathématique d’un ton monocorde.
Il
faisait lourd dans la salle de classe en cette fin septembre. L’été indien sans
doute… La classe de Terminale Littéraire luttait contre l’endormissement. Seul un
élève était sur le qui-vive.
Alexandre
tirait nerveusement sur la croix ankh qu’il portait autour du cou. Il essayait
de se concentrer sur les paroles du professeur. Il se sentait épié, surveillé.
Mais comme il vivait dans une paranoïa constante, il se demandait s’il n’en
venait pas à s’inventer un poursuivant.
La
sonnerie annonçant la fin des cours le tira de ses réflexions. Il fourra son
cahier dans son sac à dos et sortit de la classe avec précipitation. Ce ne fut
qu’une fois dehors, à l’air libre, qu’il se sentit un peu moins oppressé.
Toutefois, il sentait encore comme une main posée sur son épaule, qui tentait
de le replonger dans son passé. Mais il s’y refusait !
Il secoua sa tignasse brune et fixa de ses
yeux noirs un point au loin. En quelques profondes inspirations, il imposa le
calme dans son esprit. Autour de lui, les élèves quittaient le lycée, le
bousculant au passage. Mais à cet instant, il était loin, très loin d’eux. Il
n’entendait pas le brouhaha. Dans sa tête, seul résonnait le tic-tac rassurant
de son cœur.
Il
avait acquis cette capacité à se replier sur lui-même pour se protéger du monde
extérieur. Il devait préserver son secret au péril de sa vie. Il l’avait
accepté.
Lorsqu’il
se retourna, il contempla le vide de son intérieur, semblable au vide de sa vie
sociale. Dans cet appartement de trois pièces, il n’y avait comme meubles
qu’une table, une chaise, un vieux fauteuil et un matelas dans l’une des
chambres. Il n’était pas attaché aux biens matériels. Et puis, quand on est
obligé de déménager souvent, il faut savoir voyager léger. Il se rendit dans la
chambre. Dans un coin, il y avait un petit autel, caché sous un drap. Il
s’approcha de la fenêtre et souleva l’épais rideau sombre qui la masquait. Il
crut apercevoir une silhouette de l’autre côté de la rue. Son cœur se remit à
battre la chamade. On aurait dit un homme vêtu d’une cape. Il cligna des yeux
et l’apparition fantomatique disparut. Devant son autel, il leva le drap et se
livra au rituel qu’il connaissait par cœur, qui, à lui seul, constituait le
secret qu’il voulait préserver depuis si longtemps.
Le lendemain matin, il contemplait le plafond de sa chambre. Son regard s’insinua entre les fissures, cherchant à sonder leur profondeur. La peinture n’était plus tout à fait blanche. Il se concentra sur les nuances. Plusieurs fois dans la nuit, il avait quitté son lit pour se rendre à la fenêtre, s’attendant à trouver à nouveau la silhouette qu’il avait aperçue en rentrant. Sa paranoïa avait augmenté avec l’obscurité, puis décrut avec l’arrivée de l’aube.
Il
se força à effectuer les gestes quotidiens et à partir pour le lycée. Il était
si las… Parfois, il regrettait d’avoir choisi cette vie… Tout aurait peut-être
été plus facile s’il avait refusé.
Maussade,
ressassant ses idées noires, il se rendit en classe. Dès qu’il fut dans
l’enceinte de l’établissement, il sentit de nouveau peser sur lui un regard
inquisiteur. Il eut beau tourné la tête de tous les côtés, il ne vit personne
qui s’intéressait à lui. Rien n’était inhabituel dans cette cour de lycée : des
adolescents bavardant de leurs idoles, des derniers potins… Et lui, au milieu
de tout cela, si différent !
Soudain, une ombre accrocha le coin de son œil, la même forme que la veille devant son immeuble. Il se retourna vivement et surprit le pan d’une cape noire appartenant à une personne qui venait d’entrer dans une salle inoccupée. Bousculant les camarades qui l’entouraient, il se lança à sa poursuite. Il entra en courant dans la classe. Elle était vide. Pourtant, il détecta comme une présence. Il s’avança jusqu’au milieu de la pièce et fit un tour sur lui-même. Personne !
Il
ferma les paupières, se concentra quelques secondes. Il imagina un point
lumineux placé juste entre ses deux yeux et fixa toute son attention dessus.
Après trois profondes inspirations, il ouvrit à nouveau les yeux et contempla la
pièce d’un autre œil. Les couleurs et les formes étaient différentes. C’était
comme s’il avait acquis la vision d’un rapace. Aucun centimètre de mur, de sol
ou de plafond ne lui échappait. Même la petite araignée qui tissait sa toile
dans un coin fut repérée. Lentement, il tourna sur lui-même pour la seconde
fois, sondant l’obscurité de la pièce. Dans quel recoin se cachait son
poursuivant ? Il sentait sa présence jusque dans ses os.
Brusquement,
une silhouette encapuchonnée quitta sa cachette à proximité des lourds rideaux
occultants qui masquaient la fenêtre. Alexandre frissonna quand l’apparition
s’adressa à lui d’une voix d’outre-tombe :
-
Tu
te caches bien, Ânkhtyfy ? J’ai mis beaucoup de temps à te retrouver !
-
C’était
bien le but, répondit ironiquement le jeune homme.
Il
ne voyait pas le visage de son interlocuteur, caché par une ample capuche.
Pourtant, il pouvait sentir sa satisfaction.
- Qu’allez-vous
faire maintenant que vous m’avez retrouvé ? s’inquiéta-t-il.
La
forme noire n’eut pas le temps de répondre car quelqu’un alluma la lumière. Un
professeur, suivi par une vingtaine d’élèves, investit les lieux et s’installa
comme si Alexandre n’était pas là. Son poursuivant en profita pour disparaître
par la porte restée grande ouverte. Il courut derrière lui, à travers le petit
flot de jeunes gens qui entraient dans la classe.
-
Où
allez-vous, jeune homme ? l’interpella l’enseignant.
-
Je
me suis trompé de salle, s’exclama Alexandre, tout en continuant à courir.
Dans
le couloir, il s’aperçut rapidement qu’il avait perdu l’homme à la cape. Et vu
l’attitude indifférente des lycéens, personne ne l’avait vu s’enfuir. Cela ne
l’étonna pas : son adversaire pouvait disparaître sans laisser de trace. Il ne
sentait lui-même plus sa présence. Il hésita quelques instants : devait-il
quitter l’établissement ou rester et faire comme si de rien n’était ? Il jugea
avec sagesse qu’il était plus en sécurité ici, que dans la rue ou chez lui. Il
se fit donc violence pour rejoindre ses camarades et suivre sa journée de
cours.
A la fin de l’après-midi, il devait fixer toute son attention pour garder son calme et agir comme d’habitude.
Le
midi, au self, il avait déjeuné seul, selon son habitude. Pourtant cette fois,
il avait senti le regard des autres sur lui. Il avait pu percevoir les murmures
dans son dos. Normalement, sa concentration lui permettait de rester hermétique
à ce brouhaha. Mais il était tellement préoccupé par la visite de son vieil
ennemi qu’il avait beaucoup de mal à garder sa maîtrise. Il lutta pour
conserver un visage neutre, mais il ne devait pas y parvenir totalement car,
tout au long de la journée, ses professeurs s’étaient inquiétés de sa santé :
n’était-il pas malade ? Il se contentait d’une pauvre grimace qui se voulait un
sourire et murmurait qu’en effet, il ne se sentait pas dans son assiette.
Avant de quitter le lycée, il fit un détour par les toilettes. Le visage qu’il découvrit dans le miroir lui fit presque peur. Les courtes boucles brunes situées à la frontière de son front luisaient de sueur. Un pli profond marquait son inquiétude et ses yeux noirs semblaient perdus dans l’affolement. Sa peau mate était presque livide.
Il
se passa un peu d’eau sur la tête. Dans la glace, une ombre étrange passa sur
ses traits. Une personne présente dans la pièce y aurait vu une sorte de flou…
Mais heureusement, il n’y avait aucun témoin et Alexandre en était soulagé.
Aux aguets, il regagna son domicile. Il
s’enferma avec réconfort dans sa chambre. Il balança dans un coin de la pièce
ses affaires de lycéen et se délesta de ses vêtements sur le trajet de la salle
de bain, exposant son corps fin et musclé. Sous la douche, il élimina la couche
de sueur et de peur qui l’avait recouvert toute la journée.
Alors
qu’il regagnait l’autel placé dans un coin de la chambre, il s’attarda devant
et scruta la rue pour s’assurer que son poursuivant n’était pas là. Rassuré de
ne pas voir la silhouette sombre sur le trottoir d’en face, il ôta le drap qui
recouvrait l’autel et s’agenouilla devant. Il déroula un long papyrus couvert
de hiéroglyphes. A voix basse, il lut ce texte en ancien égyptien jusqu’aux
petites heures du jour. Epuisé, il regagna enfin son lit.
A peine une heure plus tard, un craquement du
parquet le réveilla en sursaut. La terreur lui serrant le cœur, il aperçut
l’ombre de son suiveur se rapprocher doucement du lit dans la pénombre.
-
Il
est l’heure Ânkhtyfy ! murmura la voix caverneuse.
-
Mais
j’ai payé le prix ! J’ai tenu le secret si longtemps ! supplia Alexandre.
-
Le
monde a changé. Tu n’y as plus ta place !
-
C’est
injuste !
- Tu
savais que ta fuite ne durerait pas éternellement.
- Non,
j’ai payé pour l’éternité ! rugit le jeune homme en se jetant hors du lit vers
l’autel.
Il
brandit le papyrus sous le nez de l’intrus.
-
Tu
as vécu trois mille ans, Ânkhtyfy ! Ne crois-tu pas que c’est suffisant ?
Alexandre
comprit alors que son éternelle fuite en avant était finie, et les larmes
coulant sur ses joues, il se souvint de ce qui l’avait amené jusqu’ici.
Alexandre
avait vu le jour en Egypte peu de temps avant le règne d’Akhenaton. Son enfance
avait été normale. Très tôt, il avait manifesté le souhait de devenir prêtre.
Ses parents, fiers de son choix, avaient fait en sorte qu’il suive
l’enseignement nécessaire : il devait savoir lire, écrire, connaître la
théologie, la littérature religieuse, maîtriser les mathématiques,
l'astronomie, la philosophie, l'architecture, le droit et la médecine. Ce fut
un élève appliqué dont les maîtres ne pouvaient que féliciter.
Lors
de l’avènement d’Amenhotep IV, le futur Akhenaton, Alexandre, qui portait alors
le nom d’Ânkhtyfy, celui qui vivra, finissait à peine ses études. Son destin
bascula en même temps que celui du Pharaon.
Le
savoir que lui apportaient ses études ne lui suffisait plus. Il en voulait
toujours plus. Souvent, il se disait qu’une seule vie ne suffirait pas pour
engranger toute la connaissance dont il avait soif.
Par
une belle soirée, alors qu’il se promenait le long du Nil, un étrange vendeur
l’aborda.
- Je
peux te donner ce qu’il te manque mon ami!
Le
jeune homme le contempla avec surprise. Sous sa cape effilochée et avec ses
allures de pilleurs de tombes, un vieillard courbé le fixait d’un regard
perçant.
- Et
que penses-tu qu’il me manque, vieil homme ? répondit le jeune homme avec
arrogance.
-
Du
temps…
Surpris,
le futur prêtre s’arrêta. Comment cet inconnu pouvait connaître la question qui
le torturait un peu plus chaque jour : le secret de la vie éternelle !
-
Je
peux t’offrir l’éternité…
Ânkhtyfy
sourit : encore un improbable vendeur de potions.
-
J’en
doute, répondit-il avant de s’éloigner de quelques pas.
-
Je
connais le secret du livre des morts, susurra l’autre dans son dos.
Le
futur prêtre connaissait cette légende : si on lisait les formules contenues dans
le livre des morts selon un code pré-établi, au lieu d’emmener le mort vers
l’au-delà, il permettait au vivant de ne jamais mourir. Son expression dut
trahir son intérêt car l’autre susurra :
-
Fais-moi
confiance et je te donnerai ce que tu désires tant…
Alexandre- Ânkhtyfy conclut alors un pacte qu’il regretta souvent lors de sa longue existence. Pendant toute la durée du processus de transformation, la souffrance physique fut indescriptible. Il dut subir mille morts pour espérer vivre le plus longtemps possible. Ce fut là une partie du prix à payer pour l’éternité.
L’autre souffrance qu’il dut subir fut sentimentale. Il dut abandonner sa famille, quitter l’Egypte et mener une vie solitaire pour que personne ne découvre son secret.
Il
savait que le pacte prendrait fin le jour où il croiserait à nouveau son
créateur. Son existence ne fut alors qu’une éternelle fuite en avant pour
échapper à celui qui lui avait offert ce qu’il désirait mais qui pouvait le lui
reprendre à tout moment.
Au début, il apprécia de pouvoir parcourir le monde et s’abreuver de savoir. Mais au fur et à mesure des siècles, il se lassa de devoir toujours se cacher. Ces cent dernières années lui avaient semblé presque aussi longues que les deux mille cinq cents ans qui les avaient précédés.
Il
avait vu tant de belles choses détruites par l’ignorance, la haine ou
l’intolérance, tant de souffrances causées par jalousie ou cupidité, tant de
connaissances utilisées pour la destruction.
Il
était fatigué. Même s’il était terrorisé à l’idée de quitter cette vie pour de
bon, il devait avouer qu’il serait heureux de ne plus avoir à prier tous les
soirs, à ne plus réciter ce papyrus qu’il avait pourtant tant désiré, pour
prolonger sa vie et que personne ne vienne à découvrir son secret.
-
Alors
es-tu prêt Ânkhtyfy ? l’interpella l’homme à la cape, l’arrachant à ses
souvenirs et le ramenant au présent.
Alexandre,
le visage baigné de larmes mais résigné, hocha la tête. Sans un mot, il alla
s’allonger sur le lit et croisa les bras sur sa poitrine. Il ferma les yeux
pour accueillir la mort.
Le
sorcier s’agenouilla à ses côtés. Passant ses mains au-dessus du corps étendu,
il récita le livre des morts dans son intégralité. Une puissante lumière dorée
enveloppa l’homme couché. Il la sentit
brûler son corps et permettre à son âme de rejoindre l’autre rive, là où elle
aurait dû se trouver depuis des siècles.
Le rituel terminé, il ne restait qu’une momie
sur le matelas. Alexandre- Ânkhtyfy n’était plus.
-
J’espère
que ton voyage souterrain sera agréable… murmura le magicien.
Il
tira un peu de sable de la bourse qu’il porta à la ceinture et souffla le
contenu de sa main sur le cadavre. Ce dernier fut réduit en cendres.
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