Jade
fouillait la terre de ses doigts avec frénésie. Il était là, elle en était
certaine ! Il fallait absolument qu’elle le trouve avant qu’il ne la
rattrape.
Sa vision était brouillée par les larmes, de peur,
qui lui coulaient le long des joues, créant deux rivières dans la crasse qui
couvrait son visage.
Elle avait couru jusqu’à la serre,
espérant qu’il ne l’avait pas suivi. Mais elle savait qu’il serait bientôt là.
Il l’avait toujours retrouvée, où qu’elle aille.
Elle avait trouvé l’endroit à l’abandon, tellement
différent de la dernière fois où elle était venue. La végétation contrôlée et
harmonieuse avait laissé place au chaos et à une nature luxuriante.
Elle se souvenait très bien du premier jour où il
avait passé la porte de la serre et l’avait rencontrée. Il faisait beau et un
soleil radieux illuminait les lieux.
Elle était ensuite revenue à plusieurs reprises,
jusqu’à la dernière fois, où elle avait enterré ce qu’elle savait utile pour
l’avenir. Savait-elle déjà que cela tournerait si mal ? Pas à ce point
sans doute… Aujourd’hui, il fallait qu’elle recourt à cette ultime solution,
elle n’avait plus le choix !
A l’abri de la forêt verte qui
avait remplacé les plaques de verre de la serre abandonnée, le cœur battant,
Jade creusait le sol avec l’énergie du désespoir.
La terre s’insinuait sous ses ongles, jusqu’à ce
qu’ils crissent sur une surface métallique. Elle poussa un soupir de
soulagement, soulevant la mèche de ses cheveux roux qui lui barrait le visage.
Elle gratta autour de l’objet rectangulaire pour le dégager.
Elle avait enterré cette boîte à gâteaux une année
auparavant. Son contenu lui permettrait de se libérer enfin de l’emprise de son
poursuivant. Elle sortit le coffre en fer blanc et le serra contre sa poitrine,
maculant de terre son tee-shirt blanc déjà crasseux.
Une branche craqua derrière elle. Elle se retourna
brusquement. Rien… Personne…
Elle se cacha derrière un lierre qui grimpait le long
de la structure métallique et s’assit en tailleur. Son jean remonta, découvrant
ses chevilles minces, et elle posa la boîte sur ses genoux pour l’ouvrir.
Jade en retira une bague dont la pierre était une
topaze. A l’intérieur de l’anneau d’or, sur lequel était montée la pierre,
était gravé tetragramaton. Elle le
passa rapidement au majeur de sa main gauche et sentit déjà son pouvoir de
protection.
La bague brouillerait toute tentative de localisation
pour le moment. Cela lui donnait un peu de temps pour accomplir sa tâche.
La
jeune femme se concentra. Elle devait maintenant trouver une plante
suffisamment fragile pour effectuer le transfert. Elle aimait travailler sur du
lilas. L’odeur entêtante de la délicate fleur l’aidait à se focaliser sur son
objectif.
Elle laissa son odorat la guider, les yeux clos.
Malgré l’urgence de la situation, elle prit le temps de trouver la plante
idéale. Elle la repéra non loin de là, la déterra et la replanta sommairement
au centre de son cercle.
Elle pouvait maintenant procéder à ce qui la
délivrerait pour toujours de l’emprise de cet homme. Puisant à nouveau dans sa
boîte, elle trouva une petite bourse en tissu qui contenait du sel avec lequel
elle traça un cercle autour d’elle. Elle prit ensuite quatre coupelles qu’elle
disposa au Nord, au Sud, à l’Est et à l’Ouest pour y déposer un peu de terre,
un bâton d’encens, de l’eau contenue dans une petite fiole et une bougie
qu’elle alluma grâce à la pochette d’allumettes qui se trouvait dans la boîte.
Enfin, elle s’agenouilla au pied du lilas. Elle avait
besoin de puissance pour le sort qu’elle voulait jeter. Elle devait donc
mobiliser toute son énergie, mais elle refusait de puiser dans sa colère. En
outre, sa souffrance avait besoin d’être calmée et non attisée. De toute façon,
la puissance de Gaïa, la Terre et mère
nourricière, était plus forte que tout. Jade devait aussi remonter le fil de
son histoire pour nourrir le sortilège. Il était important qu’elle ne laisse
aucune faille.
Elle ferma à nouveau les yeux et laissa sa mémoire la
guider.
Le
passé lui parvint sous forme de flashs. Elle revit leur rencontre sous la serre
encore en activité. Il avait tout de suite compris qu’elle venait d’être
initiée à la Wicca[i]. De son
côté, Jade avait été submergée par l’aura magique qui se dégageait de lui.
- - Au fait, je m’appelle Luc, lui avait-il lancé
avant de retourner à ses occupations.
Somme toute, leur première rencontre n’avait rien
d’originale.
Quand ils s’étaient retrouvés à la serre, un mois
plus tard, ils
avaient plaisanté sur le fait que les gens confondaient souvent les cérémonies
Wiccanes avec celles des Satanistes et qu’ils les imaginaient faisant des
sacrifices humains et courant nus sous la lune. Quand Luc avait ajouté que cela
ne le dérangerait pas de la voir dans cette dernière situation, Jade avait
rougi et s’était tue. Elle n’était pas
particulièrement pudique mais cette réflexion l’avait gênée.
A leur dernière entrevue à la jardinerie, il l’avait appelée
par son prénom. Ce n’est qu’en remontant dans sa voiture qu’elle s’était
aperçue qu’elle ne le lui avait pourtant jamais dit.
L’étrange jeune homme lui avait également annoncé.
- - Vous savez que la jardinerie va fermer la semaine
prochaine ?
- - Oh c’est bien dommage…
- - C’est ignoble ! Vous n’imaginez pas à quel point
cela me fend le cœur…
En effet, Jade était loin d’imaginer l’impact qu’aurait
cette fermeture sur le jeune homme…
Les images du passé revenaient
avec force, défilant de plus en plus vite dans son esprit :
Après la fermeture de la serre, à sa grande surprise,
Luc avait intégré son Coven[ii].
Ensuite, il en
avait pris la tête au départ de Maya, sa grande prêtresse.
Il avait forcé les sorciers du cercle à changer leurs
pratiques. Leurs réunions n’avaient plus rien de gai, plus aucune communion
avec la nature. Juste la quête du pouvoir : celui de Luc.
Une première magicienne avait quitté le Coven sans
prévenir, puis une seconde et une troisième. Quand ils ne furent plus que trois
dans le cercle, Jade comprit et enterra sa boîte dans la serre. Elle serait
bientôt seule contre Luc, il fallait qu’elle puisse se défendre.
Un samedi soir, au printemps, ils se réunirent tous
les trois pour évoquer l’avenir et pratiquer un rituel qui devait amener de
nouveaux membres. Le troisième membre du Coven ne vint jamais. Pourtant, Jade
avait vu sa voiture garée le long de la route, non loin du point de
rassemblement…
Elle comprit ce qui avait sans doute eu lieu et elle
sut qu’elle devait agir. Elle se présenta pourtant au cercle, tremblante de
peur. Le rituel fut long et épuisant, car pratiqué à deux.
Lorsque les premières lueurs du jour apparurent, Jade
annonça à Luc qu’elle n’en pouvait plus et qu’elle voulait rentrer. Le sorcier
était entré dans une rage noire, lui ordonnant de rester.
- - Tu ne peux pas disposer de moi comme tu
l’entends ! s’écria-t-elle. Je pars, c’est tout !
Et elle avait quitté la clairière en direction de sa
voiture.
Au fur et à mesure qu’elle marchait, ses jambes
s’étaient faites de plus en plus lourdes. Elle dut lutter pour atteindre son
véhicule. Mais elle résista et y parvint.
Quand elle monta dans son auto, elle entendit un
rugissement en provenance de la forêt : Luc laissait libre court à sa
fureur. Un énorme nuage noir était venu masquer le soleil levant. L’aube était
devenue grise.
Elle mit le contact et fonça en direction de la
serre. Le moment était venu de mettre fin à tout cela.
Le nuage la poursuivit sur plusieurs kilomètres et
quand il s’abattit sur sa voiture, le moteur de cette dernière se mit à fumer
et cala. Jade ne chercha même pas à redémarrer le véhicule. Elle descendit et
poursuivit sa route en courant.
Les larmes avaient commencé à couler sur son visage
depuis la fin du rituel. Elle savait que ses amis étaient morts, que Luc les
avait tués pour absorber leur énergie vitale. Et c’était le sort qu’il lui
réservait si elle n’inversait pas la malédiction qu’il avait jeté sur leur
Coven.
Elle ouvrit les yeux dans la
serre, au milieu de son cercle de sable. Elle sentit la puissance de Gaïa
monter en elle : la Grande Déesse avait entendu sa prière et ne
l’abandonnerait pas.
Elle voyait la nature qui l’entourait
différemment : l’herbe était plus verte, le ciel plus bleu.
Puis, rapidement, de nombreux nuages s’amoncelèrent
au-dessus de la serre. D’abord blancs, ils virèrent au gris puis au noir. Le
tonnerre se mit à gronder : Luc n’était plus très loin.
Jade se concentra, déployant ses sens comme un animal
en chasse. Elle entendit d’abord le bruit de ses pas sur l’asphalte craquelé de
l’ancien parking de la jardinerie. Puis, elle sentit l’odeur d’encens qu’il
dégageait. Et, enfin, elle l’aperçut, sa robe noire de grand prêtre flottant
autour de sa silhouette fine, ses cheveux blonds agités par la tempête que
lui-même avait déclenché.
Dans ce qui restait de la serre, la jeune femme était
encore à l’abri mais cela ne durerait pas longtemps.
-
Gaïa, purifie les énergies qui m’entourent. Le
mal brûle et s’envole loin de moi. Qu’il en soit ainsi !
Le pied de lilas qu’elle avait planté dans le cercle
quelques instants plus tôt commença à se flétrir puis ses feuilles devinrent
marrons, séchèrent et finirent par tomber. En quelques secondes, elle n’avait
plus qu’un arbuste mort à ses pieds. La malédiction qui pesait sur elle se
leva. Jade sentit son poids libérer ses épaules.
- - Gaïa, merci d’avoir offert l’un de tes fruits en
sacrifice ! murmura-t-elle en frôlant une branche morte du bout du doigt.
- - Et tu crois que ce sera suffisant pour te
libérer de mon emprise ! hurla Luc.
Il était maintenant parvenu à ce qui avait été la
porte de la serre. Son visage était blême de rage et ses yeux brillaient d’une
lueur malsaine.
- - Tu sais pourquoi je t’ai gardée pour la
fin ? Parce que tu es, ou plutôt étais, la plus puissante du Coven. J’ai
toujours trouvé cela très amusant que tu te contentes de suivre tout le monde,
comme un mouton docile, alors qu’avec le bon apprentissage, tu aurais pu tous
les ridiculiser !
Jade ne répondit pas et fixait le sorcier. Elle
s’avait qu’elle avait du potentiel, Maya l’avait senti et le lui avait dit
pendant son initiation. Mais elle refusait de se servir de ses dons pour
écraser les autres ou leur faire du mal. Ce n’était pas cela, la Wicca !
C’est une philosophie de tolérance et d’amour, une communion avec la nature.
Sans plus attendre, Luc lança un sort dans sa direction.
Elle put voir l’onde de pouvoir fuser vers elle, comme l’air surchauffé
au-dessus d’une route d’été. Elle tendit la main devant elle et stoppa
l’attaque. Elle put néanmoins sentir la vibration de l’assaut remonter le long
de son bras.
Elle n’eut pas le temps de s’attarder car Luc lançait
déjà une nouvelle salve. Jade se baissa pour l’éviter. Elle se releva ensuite,
doucement, leva la tête vers le ciel puis les deux mains. La prunelle de ses
yeux disparut et son regard devint laiteux. Les nuages s’écartèrent au-dessus
d’elle, laissant filtrer un rayon de soleil qui la baigna de sa lumière. Elle
ressemblait à un ange tombé du ciel, ses cheveux roux cascadant dans son dos. Une
bulle de protection l’enveloppait totalement maintenant.
Luc eut un instant d’hésitation : Gaïa était manifestement
du côté de la jeune Wiccane, mais il avait trop besoin de son énergie vitale
pour accomplir le reste de son plan.
Il joignit ses mains et forma un pistolet avec ses
doigts. Esquissant le geste de tirer vers Jade, il lui lança une flèche de
lumière rouge. Sa cible fit un petit geste comme si elle essuyait une tâche sur
une vitre. Le trait se brisa net, aussi cassant que du verre.
Le sorcier grogna de colère et se précipita vers la
jeune fille. Elle regarda le sol. Des racines sortirent de terre et rampèrent
vers les chevilles de Luc auxquelles elles s’agrippèrent. Il trébucha et
s’étala de tout son long. Les plantes le recouvrirent rapidement. Il se
débattait de toute ses forces mais n’arrivait pas à se libérer de la marée
verte qui le recouvrit entièrement. Toutes les plantes étaient tournées vers le
combat qui se déroulait dans la serre. La nature répondait à l’appel de la
jeune Wiccane.
Jade avança jusqu’au bord du cercle. Elle savait que
si elle en sortait, il y avait de fortes chances que sa protection cesse. Elle
attendit que les mouvements désordonnés de son assaillant cessent pour oser
enfin sortir de sa bulle de protection et s’approcher du corps à terre.
Derrière elle, les feuillages bruissaient encore doucement.
Elle s’accroupit à côté de la forme vaguement humaine sous son manteau vert.
Les larmes affluèrent à nouveau aux coins de ses yeux. Elle n’avait pas voulu
que cela se termine comme cela !
Soudain, une main jaillit du tapis de branches et
agrippa ses cheveux roux qui pendaient par-dessus son épaule. Jade hurla, en
essayant de se dégager. Les branches qui recouvraient Luc montèrent le long de
son bras et l’entraînèrent à nouveau.
La jeune fille se laissa tomber sur les fesses et
donna libre court à ses sanglots. Son cauchemar était fini. Les nuages noirs
au-dessus de sa tête disparurent totalement.
Le monde magique comptait maintenant un sorcier en
moins et une Wiccane très puissante en plus….
Emmanuel Brossier, l'auteur de la photo, vit entre Rennes et Caen. Il a accepté de me prêter son cliché de la serre pour ma nouvelle et de m'en dire un peu plus sur sur lui-même :
"Ma venue à l'exploration urbaine s'est faite un peu par hasard ! Nous nous rendions avec Ronan, un ami, dans les friches industrielles aux alentours de la ville dont nous sommes originaires. Ce n'est quand commençant à mettre les photos sur internet que nous avons eu connaissance du terme "urbex" qui (même si je ne l'aime pas vraiment), définit notre pratique.
Maintenant, le rayon d'exploration s'est considérablement élargi : Plusieurs centaines de kilomètres, des week-ends complets à se promener dans ces vestiges du passé... :-)
Pour l'histoire de cet auto-portrait, il à été prit dans un sous-sol d'hôpital, le rideau derrière servant à la morgue pour je pense, cacher les "travaux" en cours. (Les tâches ont été rajouter par la suite par quelques visiteurs, je pense...)"
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