Alice n’arrivait pas à dormir. Cela
faisait trois semaines qu’elle s’était séparée d’Eric, son petit ami, après
cinq ans de vie commune. Se retrouver seule dans ce grand appartement ne lui
plaisait pas vraiment. Mais cela valait mieux que de se retrouver à la rue en
attendant de pouvoir déménager…
Toutefois,
il y avait plus pesant que la solitude : le harcèlement d’Eric. Il n’avait
pas supporté qu’elle le mette à la porte.
Ce
soir-là, dans la cuisine, elle l’attendait de pied ferme. La porte d’entrée de
l’appartement avait claqué, brisant le silence dans lequel elle patientait
depuis des heures, ruminant sa colère.
¾
B’soir
chérie ! s’écria Eric, toujours dans l’entrée. Je meure de faim !
T’as préparé quoi ?
Il
arriva tirant sur le nœud de sa cravate. L’absence de repas sur la table le
coupa net dans son élan.
¾
Bah
qu’est-ce qu’il se passe ?
¾
Il
se passe que j’ai fait la lessive en rentrant du travail ce soir !
grinça-t-elle entre ses dents.
¾
Eh
alors, ça t’a empêché de faire à manger, plaisanta-t-il.
¾
J’ai
vidé les poches de ton costume noir, continua Alice imperturbable. J’y ai
trouvé une carte de visite. Celle d’une certaine Cynthia. Ca te dit quelque
chose ?
Eric
eut l’air abasourdi, sa mâchoire menaça de se décrocher. Alice crut qu’il allait
s’effondrer, là sur le carrelage en damier noir et blanc.
Il
n’arrivait pas à croire qu’il avait fait une erreur aussi grossière. Non
seulement cette carte était celle de sa maîtresse, mais elle lui avait aussi
écrit un petit mot coquin au dos.
¾
Je pense
que tu comprends ce que cela signifie.
¾
Chérie,
je te jure que ce n’était qu’une fois, une erreur…
¾
Je
t’arrête tout de suite Eric ! Ne viens pas me raconter d’ânerie. J’ai
appelé Cynthia…
Alice
laissa planer le suspens quelques secondes, savourant la panique dans les yeux
de son conjoint. Elle baissa les yeux sur ses mains, calmement posées sur la
table en bois brun. Pourtant, elle était tendue à l’extrême, assise au bord de
l’assise en paille de la chaise, prête à bondir.
¾
Et ?
demanda l’infidèle très inquiet, le front trempé de sueur.
¾
A
ton avis ? se moqua la jeune femme. On a simplement parlé chiffons. De
quoi veux-tu qu’on ait discuté ? Tu me prends vraiment pour la dernière
des imbéciles ! Tout ce temps où j’ai cru que tu travaillais tard ou que
tu étais en déplacement ! Ce que j’ai pu être naïve !
¾
Ecoute,
c’est vrai mais c’est fini… Je vais me racheter…
¾
Non,
tu te trompes, dit-elle calmement.
¾
Je
te jures que je…
¾
Non,
non ! Tu ne m’as pas bien comprise. C’est fini Eric. Tu m’as trompée
pendant des mois. Tu dégages !
¾
Mais
tu ne peux pas faire ça ! cria Eric affolé.
¾
Oh
si je peux ! Tes affaires sont prêtes dans la chambre. Ne te plains pas,
je ne les ai pas brûlées.
Et
il était parti.
Mais
dès le lendemain, il avait commencé à la harceler de coups de téléphone. Le
premier jour, il avait laissé dix messages sur le répondeur de l’appartement et
huit autres sur son portable. Il l’avait aussi attendue devant l’agence de
publicité pour laquelle elle travaillait. Elle monta en voiture aussi vite qu’elle
put mais il la suivit jusqu’à leur appartement. Elle lui claqua la porte au
nez, se félicitant de lui avoir réclamer ses clefs avant de le mettre dehors la
veille. Il passa une bonne partie de la soirée sur le paillasson, jusqu’à ce
que le voisin de palier lui demande de s’en aller.
Le
deuxième jour, il appela uniquement sur son téléphone mobile mais tous les
quarts d’heure. A onze heures, elle profita d’une pause café pour l’appeler et
lui demander d’arrêter son manège. Elle raccrocha avant qu’il ait pu la
contredire. Elle retourna dans son bureau, tremblante comme une feuille. Sa
collègue, avec qui elle travaillait au projet de conception d’une affiche pour
une grande marque de shampooing, s’inquiéta de la trouver aussi pâle. Alice
prétexta une petite indigestion.
Sitôt
midi passé, les appels reprirent, tour à tour menaçants ou suppliants. Le soir,
Alice fut soulagée de voir qu’il ne l’attendait pas à la sortie. Toutefois, ce
répit fut de courte durée : il était sur le parking de leur immeuble. Fort
heureusement, le voisin de palier arriva en même temps qu’elle et Eric n’osant
pas braver la colère de ce dernier, rebroussa chemin jusqu’à sa voiture.
Et
ainsi de suite, jusqu’au quatrième jour où elle demanda un changement de ligne
fixe et de numéro de portable. Elle avertit également le concierge de
l’immeuble qu’il ne devait plus laisser passer son ancien conjoint.
Elle
se refusait pour le moment à porter plainte contre Eric. Ils avaient vécu
ensemble pendant trois ans. Ils s’étaient aimés. Et au nom de cela, elle
voulait croire qu’il allait se calmer.
Elle
se trompait lourdement.
Puisqu’il
ne pouvait plus l’appeler à longueur de temps ou venir l’ennuyer à son domicile,
il vint la trouver directement sur son lieu de travail. Heureusement, vu son
état d’excitation, les vigiles ne le laissèrent pas passer. Alice l’entendit
pourtant hurler son nom, qu’il allait la tuer si elle ne le laissait pas
revenir. Son sang se glaça dans ses
veines : il avait vraiment dépassé les limites.
Un
agent de sécurité vint la voir après l’incident et lui demanda si elle
souhaitait appeler la police pour relater l’incident. Elle refusa, laissant
encore un peu de temps à Eric pour se reprendre.
Le
harcèlement n’avait pas cessé.
Un
soir, alors que la jeune femme préparait son dîner sur le plan de travail en
faïence blanche, un coup sourd fut frappé à la porte d’entrée. Elle sursauta
puis attendit un instant.
¾
Alice,
s’il te plaît ! supplia Eric dans le couloir de l’immeuble. Laisse moi
entrer, je t’en prie ! Je ne suis rien sans toi ! Ça fait trois jours
que je ne suis pas allé travailler… Je vais me faire virer…
Il
se mit à sangloter. Alice pressa ses doigts glacés contre ses tempes : une
affreuse migraine menaçait de poindre. Tentant d’ignorer les pleurs de son
ex-fiancé, elle attrapa la boîte d’aspirine dans le placard placé au-dessus de
l’évier, où elle stockait les médicaments de première nécessité.
Les
pleurs de l’infidèle se calmèrent peu à peu. Bientôt le silence régna de
nouveau et elle supposa qu’il avait fini par partir…
Au
bout de deux semaines, les appels sur son portable reprirent. Elle ne savait
pas comment il s’était procuré son numéro. Toutefois, il ne suppliait plus, ne
s’expliquait plus sur son aventure avec la fameuse Cynthia. Il ne lui imposait
que sa respiration, souvent entrecoupée de crises de larme.
Alice
était à bout de nerfs. Elle aimait encore Eric. La seule raison qui l’avait
poussé à le quitter était son infidélité. Cependant, elle avait trop d’amour
propre pour le laisser revenir. Elle avait été humiliée et cela, elle ne
pourrait jamais lui pardonner.
Aujourd’hui,
trois semaines après la séparation, Alice s’était couchée après avoir bouclé la
porte à triple tours et bien fermé tous les volets. Eric était venu un peu plus
tôt dans la soirée. Complètement ivre, il avait fait un tel raffut dans
l’immeuble que Mme Martin, la voisine du rez-de-chaussée avait appelé la
police. Ils ne s’étaient même pas déplacés…
Elle
était allongée sur le dos, dans le noir, se demandant comment sa vie avait pu
déraper à ce point. Elle pleura un long moment avant de s’endormir, épuisée.
Sur
les coups des trois heures, elle fut réveillée en sursaut par un bruit de verre
brisé. Elle retint son souffle dans l’attente d’un autre bruit mais rien ne
vint. Elle avait sans doute rêvé. Mais maintenant, elle n’arrivait plus à se
rendormir.
Elle
décida alors d’aller boire une tisane, cela la calmerait un peu. Elle jeta ses
jambes hors du lit, frissonnant dans sa nuisette légère. Ses longs cheveux
blonds lui caressèrent doucement la nuque. Elle n’alluma pas la lumière,
avançant à tâtons jusqu’au couloir puis jusqu’à la cuisine. Là elle alluma
seulement la petite veilleuse de la hotte. Avec cet unique point de lumière,
elle mit la bouilloire en route puis alla s’asseoir à la table, enroulant ses
chevilles autour des pieds de la chaise pour éloigner ses pieds nus du
carrelage glacé.
Lorsque
la bouilloire eut émis le « clac » caractéristique de fin, elle se
leva pour remplir sa tasse. C’est seulement à ce moment qu’elle remarqua qu’il
manquait un de ses couteaux en céramique sur le support et que le bocal en
verre contenant du sel de Guérande, habituellement posé à côté, gisait en mille
morceaux sur le carrelage.
Eric,
caché jusque-là derrière le canapé du salon, surgit dans son dos et lui plaqua
une lame contre la gorge. Bizarrement, la seule chose qui vint à l’esprit
d’Alice était qu’elle allait mourir à cause d’un objet qu’elle avait elle-même
acheté. Elle n’arrivait pas à penser à autre chose qu’à la décoration de la
pièce : aux meubles en bois massif, aux rideaux à carreaux rouges et
blancs, etc. Elle l’avait voulue rustique parce qu’elle voulait un air de
campagne dans cet appartement citadin. Quand ils avaient visité le logement
avant de l’acheter, elle avait craqué pour l’exposition plein sud de cette
cuisine et la clarté que cela apportait. Elle s’imaginait déjà cuisinant de
bons petits plats pour ses futurs enfants et faisant des gâteaux avec eux.
¾
Je
ne peux pas vivre sans toi Alice! Comment tu as pu me mettre à la porte après
tout ce que j’ai fait pour toi ? geignit Eric.
¾
Ne
fais pas ça, murmura-t-elle. Ça ne va rien t’apporter si ce n’est des ennuis.
Ecoute…
¾
Non !
Je ne vais rien écouter. C’est toi qui vas m’écouter !
Il
fit une petite pause. Une lueur désespérée brillait dans ses yeux.
¾
Puisque
je ne peux pas vivre sans toi, c’est que tu ne dois pas vivre du tout ! Ne
t’inquiète pas, je te rejoindrais juste après et on sera ainsi unis pour
l’éternité.
Il
relâcha légèrement la pression qu’il exerçait sur sa carotide. Alice en profita
pour se saisir de la tasse remplie d’eau bouillante qu’elle venait de préparer.
Tout
alla alors très vite. Elle frappa son ex-compagnon à la tête avec son mug, lequel
se brisa, répandant le liquide brûlant sur son agresseur. Ce dernier, hurlant
de douleur, recula en se tenant le visage à deux mains. Le couteau tomba par
terre. Alice s’en empara promptement.
Vociférant
de rage, Eric se jeta sur elle pour tenter de l’étrangler. L’arme que la jeune
femme tenait à la main, se planta dans son estomac comme dans du beurre. Il la
regarda sans comprendre ce qu’il lui arrivait. Il tomba à genoux, contemplant
le sang rouge qui s’écoulait à gros bouillons de son ventre, emportant sa vie
avec lui.
Sa
victime resta là sans bouger, le couteau ensanglanté à la main. Ce n’est que
quand les yeux de celui qu’elle avait tant aimé se révulsèrent et que son
dernier souffle quitta sa poitrine, qu’elle réalisa soudain la situation :
elle venait de tuer un homme !
Dix
minutes plus tard, assise à la même chaise que trois semaines auparavant, elle
attendait la police qui ne tarderait plus maintenant. Elle avait expliqué
calmement la situation au téléphone, privée de toutes ses émotions par le choc.
On lui avait répondu qu’il s’agissait de toute évidence d’un cas de légitime
défense, qu’elle n’avait rien à se reprocher.
Et
pourtant, Alice n’arrivait pas à penser à autre chose : elle avait tué un
homme dans sa propre cuisine, cette pièce qu’elle avait tant aimé. Comment
allait-elle pouvoir vivre avec cela maintenant ?
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