Le château : une fête médiévale

Pour fêter la fin de l'année 2013, je vous invite à lire ( ou à relire puisque cette nouvelle avait été publiée en janvier 2012 sur mon ancien blog) le château :


Le château


                        Anne avait rêvé sa vie entière de ce voyage : toute une semaine à visiter l’Ecosse ! Après un voyage en bus interminable, elle venait d’arriver (ainsi qu’un groupe de trente autres étudiants) dans la petite ville de Muir Of Word, non loin du Loch Ness. Ils allaient être logés chez l’habitant. Tout au long du voyage, elle avait dormi par saccade, tombant parfois sur l’épaule de son voisin de droite ou sur la vitre à sa gauche.


Enfin, à la nuit tombée, la place du village où ils allaient rencontrer la famille qui les accueillerait apparut. Dans un grand chahut, les jeunes gens quittèrent le car et récupérèrent leurs bagages dans la soute du véhicule.
La guide fit l’appel en associant un étudiant et un Ecossais. Bientôt, il ne resta plus qu’Anne. Elle ne voyait personne qui pouvait l’accueillir. Elle soupira : c’était bien sa veine, elle allait devoir se payer une chambre avec ses maigres économies ! La guide se tourna vers elle :
¾       Je suis désolée Anne. Apparemment, la famille qui devait vous accueillir ne s’est pas présentée…
¾       Excuse me ! Where is Miss Lemoine ? demanda une voix.
Les deux jeunes femmes se retournèrent d’un seul mouvement. Un homme d’une soixantaine d’années à l’allure guindée se tenait devant elles. Ses cheveux argentés, coiffés vers l’arrière, ne souffraient pas de l’effet de la petite brise printanière qui agitait l’air. Il considéra Anne et sa guide l’air pincé, avant d’ajouter :
¾       So ? Is there Miss Lemoine ?
¾       Oh yes, s’empressa de répondre la guide. And you’re... ajouta-t-elle en cherchant frénétiquement sur sa liste.
¾       I’m Edward, Lord McReilly’s butler. He want me to bring Miss Lemoine to the castle.
“The castle” ! Ces deux mots firent frémir Anne : elle allait dormir dans un château !
Pendant ce temps, le majordome s’était déjà chargé de son sac qu’il venait de déposer dans le coffre d’une longue berline Mercedes noire luisante.
¾       Si Miss veut bien se donner la peine, lui demanda-t-il dans un français impeccable avec juste une petite pointe d’accent.

Le voyage jusqu’à la maison de son hôte fut silencieux. Edward conduisait tout en souplesse. Anne regardait le paysage vallonné défiler par la fenêtre en pensant encore une fois à la chance qu’elle avait d’être ici, loin de Paris, de son bruit et de sa pollution.
La voiture ralentit et emprunta un sentier jusqu’à un haut mur d’enceinte fermé par un portail en fer forgé haut de plus de trois mètres. Celui-ci s’ouvrit doucement, très certainement automatisé. L’allée qu’Anne découvrit alors était bordée de saules. C’était l’une des rares espèces d’arbres à feuilles caduques qui supportaient le climat des Highlands. Les petits graviers du chemin crissèrent sous les pneus de la berline qui s’avançait lentement.
La jeune femme sentit l’excitation lui vriller les entrailles : dans quelques secondes, elle allait enfin découvrir l’endroit où elle allait passer les six prochaines nuits.
La surprise fut à la hauteur de la demeure : gigantesque. C’était un vrai château du Moyen-âge ! L’étudiante eut envie de sauter de la voiture en marche pour arriver plus vite à la porte. Quand l’automobile stoppa enfin, elle dut pourtant encore attendre que le majordome vienne lui ouvrir la porte.
¾       Si Miss Lemoine veut bien me suivre…
Oh oui, elle allait le suivre ! Elle ne manquerait cela pour rien au monde ! Ce voyage dépassait vraiment ses espérances !
Elle prit tout de même le temps de contempler la façade un instant. Cet endroit était à l’image de ce qu’elle aimait dans l’architecture écossaise : en grosses pierres, d’inspiration romantique et normande, de petites fenêtres placées en hauteur,  etc. Bref, un véritable emblème des Highlands ! 
Les douves avaient été comblées mais l’ancien pont-levis avait été conservé. Il était bloqué en position basse et ne servait plus aujourd’hui que de décoration. Ils passèrent sous un porche qui, il y a des siècles, avait sans doute abrité une herse dans son plafond. Aujourd’hui n’en subsistait, comme unique trace, que son système de levage.
Pour pénétrer dans le château, il fallait pousser une lourde porte en bois à doubles battants ornés de riches ferronneries. Transportant sa valise, Edward la précéda dans le hall. Elle s’arrêta sur le seuil, impressionnée par les lieux chargés d’Histoire. L’entrée avait été rénovée mais le propriétaire avait essayé de recréer l’ambiance qui devait régner à l’époque de ses premiers occupants, le confort moderne en plus. Intimidée, Anne attendit qu’on l’invite à faire un pas de plus.
A gauche, une porte était entrouverte et donnait sur les cuisines. Anne n’en apercevait que le plan de travail et les casseroles en cuivre de toutes les tailles suspendues. A droite, se trouvait la salle à manger. La jeune étudiante pouvait sans peine imaginer les banquets qui devaient y être donnés à l’époque féodale. Tout y était : une longue table en bois massif, un énorme lustre en fer forgé sur lequel on avait placé des ampoules imitant la flamme des bougies, des tapisseries sur les murs, de lourdes tentures pourpres aux fenêtres et surtout une immense cheminée dont le chambranle était en roche sculptée et dans laquelle on aurait pu faire cuire un bœuf entier.
Et, face à la porte, trônait un imposant escalier entièrement en pierres, sûrement d’origine. On pouvait imaginer les générations de chevaliers, de nobles, de dames en belles robes de brocart, qui avaient monté ces marches.
La jeune femme était sous le charme. D’un petit toussotement, Edward rappela sa présence.
¾              Miss Lemoine doit être fatiguée par ce long voyage. Lord McReilly a demandé à ce que je vous mène à votre chambre. Souhaitez-vous que je vous y apporte une collation ?
¾              Non, je vous remercie. Rencontrerai-je Monsieur McReilly ce soir ?
¾              Il est malheureusement en voyage d’affaire et ne rentrera que tard dans la nuit. Il vous prie de l’excuser et a promis de se présenter à vous lors du breakfast.
Anne était un peu déçue. Mais elle avait tellement hâte de voir l’endroit où elle allait dormir.

La porte de sa chambre était comme toutes celles de cette aile, en chêne massif. Derrière cet épais panneau, elle découvrit la chambre qu’elle imagina tout de suite avoir appartenu à une dame de haut lignage.
Les rideaux en velours étaient d’un rouge profond. Des tapisseries représentant des paysages de la forêt. Il y avait un feu qui brûlait dans l’âtre d’une magnifique cheminée. Quelques meubles de bois sculptés étaient disposés dans la pièce, tels qu’une armoire, un guéridon et un coffre. Mais ce qui arrêta le regard d’Anne, ce fut le lit : un authentique lit à baldaquin aux colonnes de bois tourné et torsadées, dont les courtines étaient assorties aux tentures des fenêtres. Quelques chandelles étaient réparties de manière à éclairer chaleureusement la pièce.
Edward avait posé la valise sur le coffre-banquette au pied du lit. Il attendait patiemment que la jeune femme ait fini la visite de la chambre. Puis il lui demanda l’autorisation de se retirer et l’informa que le petit déjeuner serait servi à sept heures trente précises.

Une fois seule, Anne laissa éclater sa joie. Elle tourna sur elle-même en riant. Ce voyage était vraiment formidable ! Elle entreprit de ranger ses bagages. Cela lui prit un tout petit quart d’heure. Quand elle regarda sa montre, vingt-trois heures étaient largement passées. Elle étouffa un bâillement et enfila son pyjama constitué d’un débardeur et d’un pantalon de coton.
Avec une joie de petite fille, elle se glissa dans les draps brodés et tira les rideaux du baldaquin. A peine avait-elle posé la tête sur l’oreiller et fermé les yeux qu’elle sombra immédiatement dans un lourd sommeil ?

Un frisson la réveilla. Malgré les courtines, sa respiration formait un fin nuage dès que l’air était expiré. La cheminée s’était sans doute éteinte. Lorsqu’elle écarta le rideau pour vérifier, elle constata que le feu ronronnait dans l’âtre.
Elle se leva pour s’assurer que la fenêtre était bien close. Lorsqu’elle posa ses pieds nus sur le dallage, le froid la transperça. Elle fit deux pas et s’arrêta net : une silhouette se tenait dans l’angle de la pièce. Elle écrasa son poing sur sa bouche, retenant un hurlement quand la forme translucide s’avança vers elle.
¾        Bien le bonjour gente dame ! Même si le terme de jour est bien mal choisi puisque nous sommes au milieu de la nuit… commença le fantôme de chevalier. Je conçois votre surprise de me voir céans. J’ose espérer que vous ne m’en tiendrez pas rigueur.
Anne était figée. Son aventure écossaise prenait une tournure inattendue. Elle connaissait parfaitement toutes les histoires qui couraient sur les spectres qui hantaient les châteaux d’Ecosse mais elle n’y avait jamais vraiment cru, préférant attribuer ces histoires au folklore.
L’apparition portait le traditionnel feileadh mor. Ce long plaid était enroulé autour de lui et une épaisse ceinture de cuir marquait sa taille. Le bas formait un kilt vert et bleu. Le reste de l’étoffe était jeté sur son épaule gauche et retenu par une grosse épingle. En dessous, il portait une chemise blanche sous un gilet de cuir noir. Ses bottes montaient sous ses genoux. Ses longs cheveux bruns légèrement bouclés lui tombaient sur la nuque. Il était plutôt séduisant…
¾      Il est rare de recevoir d’aussi jolie personne dans ce château… Il y a une fête dans la salle de bal et…
¾      Je rêve éveillée ! marmonna Anne. Je vais me recoucher, fermer les yeux et demain j’aurai oublié tout ça !
¾      Non, non, vous ne rêvez pas gente dame ! Je suis Conan McReilly, chef de clan de Muir of Word. Je suis conscient que mon apparence vous choque, ajouta-t-il d’un air malheureux contemplant son pauvre corps transparent. Néanmoins, j’aimerais beaucoup que vous consentiez à m’accompagner au banquet.
Anne ne savait quoi penser. D’un côté, elle était terrifiée. De l’autre, elle était persuadée de rêver. Les fantômes n’existaient pas. Et  même s’ils existaient, elle ne pourrait sûrement pas comprendre un chevalier du XIIIe siècle, qui parlait très certainement le gaélique.
Le spectre tendit la main vers elle, paume vers le ciel, l’invitant à le suivre. Elle allait objecter qu’elle ne pouvait pas s’y rendre en pyjama mais quand elle baissa les yeux, elle s’aperçut qu’elle était vêtue d’une riche robe de brocart bleu roi. Son cœur frémit dans sa poitrine et la fillette qu’elle avait été vit un de ses rêves se réaliser : porter une magnifique robe de princesse pour se rendre à un banquet au bras d’un chevalier !

En compagnie de cet homme à la belle prestance, elle descendit l’escalier de pierre qui menait au rez-de-chaussée. Des flambeaux allumés étaient accrochés çà et là, éclairant les couloirs. Anne entendit le son de la clàrsach, la harpe celtique, et de la cornemuse.

A leur entrée dans la grande salle, le silence se fit. Tous les fantômes présents avaient cessé de parler pour accueillir leur chef de clan. Conan fit un imperceptible mouvement de la tête et la fête battit de nouveau son plein. Il installa son invitée à côté de lui au bout de la grande table. Puis il s’assit dans son haut fauteuil de bois sculpté. Anne put alors jouir du spectacle : un authentique banquet à la mode celte ! Elle admira les dames qui rivalisaient toutes d’élégance, les chevaliers dans leurs magnifiques kilts, les jongleurs, les musiciens…

La table était couverte de victuailles mais quand elle tendit la main pour prendre un morceau de poulet, elle s’aperçut que tout était aussi fantomatique que les convives autour de cette table. Elle était un peu déçue car elle aurait aimé goûter aux vrais plats du Moyen Age.

La fête dura longtemps. Conan lui demandait de temps à autre comment elle trouvait les différentes animations, si elle passait un bon moment, etc. Le feu qui ronronnait dans la vaste cheminée la plongea peu à peu dans une douce torpeur.

Ses yeux se fermaient malgré elle. Son hôte sentit qu’elle était fatiguée.

¾        Gente dame, je pense qu’il est temps que je vous raccompagne à vos appartements. Mes amis ! s’écria-t-il à l’encontre des autres fantômes dans la pièce. Anne va nous quitter. Je voudrais que vous la remerciiez chaleureusement pour nous avoir fait l’honneur de sa présence.

A ces mots, tous les hommes tapèrent sur la table et les femmes dans leurs mains, lui faisant une véritable ovation. Le vacarme émut Anne : pendant une soirée, elle avait fait partie de leur monde.

Conan la raccompagna dans le hall.

¾        Très chère amie ! Je ne sais comment vous remercier de vous être joint à nous cette nuit. Toutefois, je ne puis vous reconduire à votre chambrée. L’aube va bientôt poindre et je dois rejoindre mes compagnons avant le lever total du jour, annonça-t-il esquissant une révérence. Je suis sûr que vous apprécierez mon descendant. C’est un jeune homme plein de charme à ce qu’on m’a dit…

Il lui lança un clin d’œil et disparut.

 

Anne se réveilla en pyjama et dans son lit. Les bribes de son rêve étaient encore fraîches dans son esprit. Elle s’étira en pensant que c’était vraiment un très beau songe et qu’elle regrettait de ne pas l’avoir vécu pour de vrai. Elle regarda sa montre qu’elle avait laissée sur la table de nuit. Sept heures quinze ! Elle n’avait qu’un tout petit quart d’heure pour prendre sa douche et se préparer pour le breakfast. Elle bondit de son lit et gagna la salle de bain.

Quinze minutes plus tard, elle descendait le massif escalier. De bonnes odeurs de toasts, de bacon, d’œufs, de café, etc. Le mélange de ces odeurs aurait semblé incongru en France, mais en Grande Bretagne, c’était la normalité.

Quand elle se présenta à la porte de la cuisine, elle aperçut un homme brun de dos qui s’activait devant les fourneaux. Elle en déduisit qu’il s’agissait du propriétaire des lieux. Le fait de le trouver là à cuisiner pour elle la surprit un peu : elle s’attendait à y trouver Edward.

¾        Good morning ! lança-t-elle pour attirer son intention.

Quand Lord McReilly se retourna, Anne eut le souffle coupé : c’était le portrait craché du chevalier dont elle avait rêvé cette nuit.

¾        Oh ! Hello Miss ! s’écria-t-il en s’essuyant les mains sur un torchon à carreaux rouges et blancs. Il est rare de recevoir d’aussi jolie personne dans ce château !

Non seulement son français était impeccable mais il venait de prononcer exactement la même phrase que son ancêtre dans son rêve. Anne y vit un signe : ce séjour serait le plus extraordinaire de toute son existence… 

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