Le château
Anne avait rêvé sa vie
entière de ce voyage : toute une semaine à visiter l’Ecosse ! Après
un voyage en bus interminable, elle venait d’arriver (ainsi qu’un groupe de
trente autres étudiants) dans la petite ville de Muir Of Word, non loin du Loch
Ness. Ils allaient être logés chez l’habitant. Tout au long du voyage, elle
avait dormi par saccade, tombant parfois sur l’épaule de son voisin de droite
ou sur la vitre à sa gauche.
Enfin, à la nuit tombée, la place du village où ils allaient rencontrer
la famille qui les accueillerait apparut. Dans un grand chahut, les jeunes gens
quittèrent le car et récupérèrent leurs bagages dans la soute du véhicule.
La guide fit
l’appel en associant un étudiant et un Ecossais. Bientôt, il ne resta plus
qu’Anne. Elle ne voyait personne qui pouvait l’accueillir. Elle soupira :
c’était bien sa veine, elle allait devoir se payer une chambre avec ses maigres
économies ! La guide se tourna vers elle :
¾
Je suis désolée Anne. Apparemment, la famille
qui devait vous accueillir ne s’est pas présentée…
¾
Excuse
me ! Where is Miss Lemoine ? demanda une voix.
Les deux jeunes femmes se retournèrent d’un seul mouvement. Un homme
d’une soixantaine d’années à l’allure guindée se tenait devant elles. Ses
cheveux argentés, coiffés vers l’arrière, ne souffraient pas de l’effet de la
petite brise printanière qui agitait l’air. Il considéra Anne et sa guide l’air
pincé, avant d’ajouter :
¾ So ? Is there Miss
Lemoine ?
¾
Oh yes, s’empressa de répondre la guide. And
you’re... ajouta-t-elle en cherchant frénétiquement sur sa liste.
¾ I’m Edward, Lord McReilly’s butler.
He want me to bring Miss Lemoine to the castle.
“The
castle” ! Ces deux mots firent frémir Anne : elle allait dormir dans
un château !
Pendant ce
temps, le majordome s’était déjà chargé de son sac qu’il venait de déposer dans
le coffre d’une longue berline Mercedes noire luisante.
¾
Si Miss veut bien se donner la peine, lui
demanda-t-il dans un français impeccable avec juste une petite pointe d’accent.
Le voyage jusqu’à la maison de son hôte fut silencieux. Edward conduisait
tout en souplesse. Anne regardait le paysage vallonné défiler par la fenêtre en
pensant encore une fois à la chance qu’elle avait d’être ici, loin de Paris, de
son bruit et de sa pollution.
La voiture ralentit
et emprunta un sentier jusqu’à un haut mur d’enceinte fermé par un portail en
fer forgé haut de plus de trois mètres. Celui-ci s’ouvrit doucement, très
certainement automatisé. L’allée qu’Anne découvrit alors était bordée de
saules. C’était l’une des rares espèces d’arbres à feuilles caduques qui
supportaient le climat des Highlands. Les petits graviers du chemin crissèrent
sous les pneus de la berline qui s’avançait lentement.
La jeune femme
sentit l’excitation lui vriller les entrailles : dans quelques secondes,
elle allait enfin découvrir l’endroit où elle allait passer les six prochaines
nuits.
La surprise fut
à la hauteur de la demeure : gigantesque. C’était un vrai château du
Moyen-âge ! L’étudiante eut envie de sauter de la voiture en marche pour
arriver plus vite à la porte. Quand l’automobile stoppa enfin, elle dut
pourtant encore attendre que le majordome vienne lui ouvrir la porte.
¾
Si Miss Lemoine veut bien me suivre…
Oh oui, elle
allait le suivre ! Elle ne manquerait cela pour rien au monde ! Ce
voyage dépassait vraiment ses espérances !
Elle prit tout
de même le temps de contempler la façade un instant. Cet endroit était à
l’image de ce qu’elle aimait dans l’architecture écossaise : en grosses
pierres, d’inspiration romantique et normande, de petites fenêtres placées en
hauteur, etc. Bref, un véritable emblème
des Highlands !
Les douves
avaient été comblées mais l’ancien pont-levis avait été conservé. Il était
bloqué en position basse et ne servait plus aujourd’hui que de décoration. Ils
passèrent sous un porche qui, il y a des siècles, avait sans doute abrité une
herse dans son plafond. Aujourd’hui n’en subsistait, comme unique trace, que son
système de levage.
Pour pénétrer
dans le château, il fallait pousser une lourde porte en bois à doubles battants
ornés de riches ferronneries. Transportant sa valise, Edward la précéda dans le
hall. Elle s’arrêta sur le seuil, impressionnée par les lieux chargés d’Histoire.
L’entrée avait été rénovée mais le propriétaire avait essayé de recréer l’ambiance
qui devait régner à l’époque de ses premiers occupants, le confort moderne en
plus. Intimidée, Anne attendit qu’on l’invite à faire un pas de plus.
A gauche, une
porte était entrouverte et donnait sur les cuisines. Anne n’en apercevait que
le plan de travail et les casseroles en cuivre de toutes les tailles
suspendues. A droite, se trouvait la salle à manger. La jeune étudiante pouvait
sans peine imaginer les banquets qui devaient y être donnés à l’époque féodale.
Tout y était : une longue table en bois massif, un énorme lustre en fer
forgé sur lequel on avait placé des ampoules imitant la flamme des bougies, des
tapisseries sur les murs, de lourdes tentures pourpres aux fenêtres et surtout
une immense cheminée dont le chambranle était en roche sculptée et dans
laquelle on aurait pu faire cuire un bœuf entier.
Et, face à la
porte, trônait un imposant escalier entièrement en pierres, sûrement d’origine.
On pouvait imaginer les générations de chevaliers, de nobles, de dames en
belles robes de brocart, qui avaient monté ces marches.
La jeune femme
était sous le charme. D’un petit toussotement, Edward rappela sa présence.
¾
Miss Lemoine doit être fatiguée par ce long
voyage. Lord McReilly a demandé à ce que je vous mène à votre chambre. Souhaitez-vous
que je vous y apporte une collation ?
¾
Non, je vous remercie. Rencontrerai-je Monsieur McReilly
ce soir ?
¾
Il est malheureusement en voyage d’affaire et ne
rentrera que tard dans la nuit. Il vous prie de l’excuser et a promis de se
présenter à vous lors du breakfast.
Anne était un
peu déçue. Mais elle avait tellement hâte de voir l’endroit où elle allait
dormir.
La porte de sa chambre était comme toutes celles de cette aile, en chêne
massif. Derrière cet épais panneau, elle découvrit la chambre qu’elle imagina
tout de suite avoir appartenu à une dame de haut lignage.
Les rideaux en
velours étaient d’un rouge profond. Des tapisseries représentant des paysages
de la forêt. Il y avait un feu qui brûlait dans l’âtre d’une magnifique
cheminée. Quelques meubles de bois sculptés étaient disposés dans la pièce, tels
qu’une armoire, un guéridon et un coffre. Mais ce qui arrêta le regard d’Anne,
ce fut le lit : un authentique lit à baldaquin aux colonnes de bois tourné
et torsadées, dont les courtines étaient assorties aux tentures des fenêtres.
Quelques chandelles étaient réparties de manière à éclairer chaleureusement la
pièce.
Edward avait
posé la valise sur le coffre-banquette au pied du lit. Il attendait patiemment
que la jeune femme ait fini la visite de la chambre. Puis il lui demanda
l’autorisation de se retirer et l’informa que le petit déjeuner serait servi à
sept heures trente précises.
Une fois seule, Anne laissa éclater sa joie. Elle tourna sur elle-même en
riant. Ce voyage était vraiment formidable ! Elle entreprit de ranger ses
bagages. Cela lui prit un tout petit quart d’heure. Quand elle regarda sa
montre, vingt-trois heures étaient largement passées. Elle étouffa un
bâillement et enfila son pyjama constitué d’un débardeur et d’un pantalon de
coton.
Avec une joie de
petite fille, elle se glissa dans les draps brodés et tira les rideaux du
baldaquin. A peine avait-elle posé la tête sur l’oreiller et fermé les yeux
qu’elle sombra immédiatement dans un lourd sommeil ?
Un frisson la réveilla. Malgré les courtines, sa respiration formait un
fin nuage dès que l’air était expiré. La cheminée s’était sans doute éteinte.
Lorsqu’elle écarta le rideau pour vérifier, elle constata que le feu ronronnait
dans l’âtre.
Elle se leva
pour s’assurer que la fenêtre était bien close. Lorsqu’elle posa ses pieds nus
sur le dallage, le froid la transperça. Elle fit deux pas et s’arrêta
net : une silhouette se tenait dans l’angle de la pièce. Elle écrasa son
poing sur sa bouche, retenant un hurlement quand la forme translucide s’avança
vers elle.
¾
Bien le bonjour gente dame ! Même si le
terme de jour est bien mal choisi puisque nous sommes au milieu de la nuit…
commença le fantôme de chevalier. Je conçois votre surprise de me voir céans.
J’ose espérer que vous ne m’en tiendrez pas rigueur.
Anne était
figée. Son aventure écossaise prenait une tournure inattendue. Elle connaissait
parfaitement toutes les histoires qui couraient sur les spectres qui hantaient
les châteaux d’Ecosse mais elle n’y avait jamais vraiment cru, préférant
attribuer ces histoires au folklore.
L’apparition portait le traditionnel
feileadh mor. Ce long plaid était enroulé autour de
lui et une épaisse ceinture de cuir marquait sa taille. Le bas formait un kilt
vert et bleu. Le reste de l’étoffe était jeté sur son épaule gauche et retenu
par une grosse épingle. En dessous, il portait une chemise blanche sous un
gilet de cuir noir. Ses bottes montaient sous ses genoux. Ses longs cheveux
bruns légèrement bouclés lui tombaient sur la nuque. Il était plutôt séduisant…
¾
Il est rare de recevoir d’aussi
jolie personne dans ce château… Il y a une fête dans la salle de bal et…
¾
Je rêve éveillée ! marmonna
Anne. Je vais me recoucher, fermer les yeux et demain j’aurai oublié tout
ça !
¾
Non, non, vous ne rêvez pas gente
dame ! Je suis Conan McReilly, chef de clan de Muir of Word. Je suis
conscient que mon apparence vous choque, ajouta-t-il d’un air malheureux contemplant
son pauvre corps transparent. Néanmoins, j’aimerais beaucoup que vous
consentiez à m’accompagner au banquet.
Anne ne savait quoi penser.
D’un côté, elle était terrifiée. De l’autre, elle était persuadée de rêver. Les
fantômes n’existaient pas. Et même s’ils
existaient, elle ne pourrait sûrement pas comprendre un chevalier du XIIIe
siècle, qui parlait très certainement le gaélique.
Le spectre tendit la main
vers elle, paume vers le ciel, l’invitant à le suivre. Elle allait objecter
qu’elle ne pouvait pas s’y rendre en pyjama mais quand elle baissa les yeux,
elle s’aperçut qu’elle était vêtue d’une riche robe de brocart bleu roi. Son
cœur frémit dans sa poitrine et la fillette qu’elle avait été vit un de ses
rêves se réaliser : porter une magnifique robe de princesse pour se rendre
à un banquet au bras d’un chevalier !
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