A ma filleule Louise,
qui, pour le moment, n'est pas en âge de lire cette histoire
Louise
leva les yeux, sa vision obscurcie par ses lunettes rondes de protection, et
suivit la progression paresseuse de l’engin jusqu’au bout du parc. Elle
s’essuya le front du revers de sa main gantée. Elle avait travaillé toute la
matinée et était épuisée. Il fallait cependant que tout soit prêt pour le
couronnement de la Reine Marie-Anne Iere !
Dans
ce bosquet appelé la Salle de Bal, les musiciens joueraient une bonne partie de
la journée pour tous ceux qui se promèneraient dans les jardins. Aussi, Louise
venait de passer plusieurs heures sur les mécanismes qui géraient les cascades
et jets d’eau.
Un
sifflet retentit au loin : l’appel de la pause déjeuner. La jeune femme
remonta ses lunettes sur le sommet de son crâne. Elle ôta ses gants qu’elle
coinça dans la ceinture de sa jupe marron, se redressa et porta les mains à ses
reins endoloris. Malgré ses vingt ans, elle se sentit soudain bien fatiguée…
Elle tira sur le bas de son corset de cuir et sur les manches de son chemisier
blanc. Elle vérifia que ses bas de laine étaient aussi immaculés que le matin
même et constata que ses souliers, eux, étaient loin d’être d’une propreté
exemplaire. Les allées de Versailles étaient toujours aussi poussiéreuses…
Elle
n’eut pas le temps de s’appesantir d’avantage sur sa tenue vestimentaire car
elle entendit le soufflet caractéristique de la voiture de ramassage. Le petit
train des ouvriers s’arrêta bruyamment à côté d’elle. Son panache de fumée
blanc emplit l’air de sa vapeur d’eau. Plusieurs personnes étaient déjà installées.
Lucien, le conducteur, souleva sa casquette pour saluer la jeune fille. Cette
dernière retint un sourire comme à chaque fois, se rappelant que les lunettes
fumées du vieil homme cachait son strabisme et évitait ainsi à ses
interlocuteurs, la gêne de ne pas savoir où regarder.
Elle
s’assit sur la banquette, à côté de Marguerite, la lingère qui supervisait la
mise en place des chambres dans tous les pavillons du domaine. Dans quelques
jours, il y aurait plus de monde à Versailles qu’il n’y en avait jamais eu.
En
effet, la reine Marie-Anne était la deuxième femme de toute l’Histoire de
France à accéder au trône. Sa mère, Anne Iere, fille de Louis XVII, avait
ouvert la voie en 1843 au décès de son père. Louis XVII n’ayant eu que des
filles (dix au total tout de même !), avait été contraint de moderniser la
loi afin de garder le trône dans sa succession. Son propre père, Louis XVI,
avait déjà considérablement remanié les textes asseyant le pouvoir royal après
les évènements de 1789. Conscient d’être passé à quelques encablures d’une
Révolution, le souverain avait consulté les Etats Généraux comme nul autre
avant lui : en commençant par écouter le Tiers Etat et en les invitant à
lui parler sans retenue. Il avait entendu leurs conditions de vie déplorables,
leur sentiment d’être écrasés par les deux autres ordres. Tout ne s’était pas
fait en un jour, mais Louis XVI avait entamé cette année-là un immense chantier
de réforme politique. A l’avènement de son règne, en 1814, son fils avait
continué en offrant une place plus importante aux femmes dans la succession
royale. Prenant exemple sur nos voisin Anglais, il modifia la loi de
primogéniture mâle. Désormais, si le pouvoir se passait toujours par héritage,
les femmes n’en étaient plus exclues.
Anne
Ière avait encore renforcé la modernité de la politique française, en créant
une assemblée de représentants du peuple, abolissant les trois ordres. Arrivée
au pouvoir à seulement dix-huit ans, elle avait beaucoup œuvré pour les
libertés et l’égalité.
Sa
fille Marie-Anne était donc très attendue. A vingt ans, tout juste plus âgée
que sa mère au moment de son couronnement, elle était un véritable symbole.
La mécanicienne
l’avait rencontrée à moult reprises et avait pu discuter avec elle de choses et
d’autres. Elle aimait à penser qu’en d’autres circonstances, elles auraient pu
être amies.
-
Tu
m’as l’air bien pensive, ma fille, constata Marguerite.
-
C’est
que j’ai beaucoup de travail avant le couronnement et que j’ai peur de ne pas
arriver au résultat souhaité par notre Majesté.
-
Allons,
allons ! Si notre Reine t’a choisie pour superviser le réglage de toutes
les mécaniques des jardins, c’est bien parce qu’elle connait ta valeur.
Louise
rougit. Il est vrai que quand la Reine lui avait fait savoir qu’elle comptait
sur elle pour veiller à l’entretien de toute la machinerie qui réglait tant les
jeux d’eau du jardin que l’approvisionnement en eau du château, elle avait été
autant surprise qu’honorée. Depuis, elle s’acquittait de sa tâche avec toute la
loyauté dont elle était capable.
Alors
que le train s’éloignait du château pour rejoindre les quartiers des ouvriers,
situés dans l’ancien domaine de Marie-Anne-Antoinette, et qu’il s’apprêtait à
emprunter la grille près du Grand Canal, un garde se posta au milieu de
l’allée.
-
Halte
là !
-
Y
s’passe quoi ? l’interpela Lucien.
-
Une
de tes passagères est convoquée au palais.
Il s’avança vers le wagon, sous le
regard médusé des passagers.
-
Je
cherche la dénommé Louise Dumont. Qu’elle sorte du véhicule !
La
jeune femme reçut la demande comme un coup de poing au ventre. Elle descendit,
tremblante, tentant de ne pas tomber. Le soldat recula d’un pas pour la laisser
passer et s’inclina. Ce faisant, il sortit une enveloppe de sa veste pour la
lui tendre. La jeune femme frémit en découvrant le sceau de la Reine. Elle
ouvrit le courrier :
Louise,
Nous vous prions de vous rendre dans notre
bureau à l’instant même où cette missive vous sera remise.
SMR
Marie-Anne Ière
Louise
remonta l’allée derrière le garde jusqu’au château. Alors qu’elle passait à
côté du bassin d’Apollon, elle ne put s’empêcher de constater que l’un des jets
crachotait et qu’il faudrait qu’elle vienne faire un réglage après le déjeuner.
Enfin, si elle revenait travailler après le déjeuner…
Marie-Anne Ière l’avait convoquée à un entretien privé, dans
ses bureaux. La jeune femme était très impressionnée. Elle dut traverser la
Galerie des Glaces pour atteindre le salon de la Paix où la souveraine avait
installé son cabinet. Quand un valet l’introduisit dans la pièce, la Reine
était assise à son écritoire. Louise admira un instant sa robe à crinoline taillée
dans un magnifique tissu doré. La coupe était un peu désuète, Marie-Anne ne
prêtant pas forcément une attention particulière aux dernières tendances. Mais
l’ensemble était sublime. Quand elle se leva pour l’accueillir, le tissu de sa
toilette glissant sur le parquet, Louise plongea dans une profonde
révérence :
-
Relevez-vous,
mon amie ! Pas de cela entre nous ! Avant que je ne sois reine, vous
m’avez habituée à plus de familiarités… J’ai besoin de vous aujourd’hui. Je
veux m’assurer que l’héritage de mes aïeux est bien préservé. Nous vivons une
période toute nouvelle, où les machines nous sont d’un grand secours. Mais je veux
m’assurer que le rêve du Roi Soleil est toujours une réalité.
Louise
n’était pas sûre de bien comprendre.
-
Mes
ministres voudraient que je rejoigne Paris et que je délaisse mon cher château.
Ils proposent de confier l’entretien à ces créatures nouvelles qu’on appelle
automates. J’ai ouï dire que vous connaissiez le fonctionnement de ces
engins ?
-
Oui
Majesté, répondit humblement Louise. J’ai quelques connaissances en la matière.
-
Très
bien ! Vous partirez dès demain matin à Strasbourg pour assister Buisson, mon
maître mécanicien, dans le choix de
l’automate que nous allons acquérir.
-
Monsieur
Buisson est sans doute bien plus capable que moi !
Sans répondre, la Reine se leva,
quitta son bureau pour aller jusqu’à la fenêtre où elle s’abîma dans la
contemplation des jardins. Louise attendit quelques instants, immobile.
-
Vous
devez savoir que mes ennemis sont partout ! Etre à la tête d’un royaume
attire toujours les convoitises et les jalousies. Mais quand vous êtes une
femme, c’est encore plus difficile… Je ne me plains nullement de mon sort. Au
contraire, je suis heureuse de pouvoir peut-être changer les choses. Néanmoins,
je dois me méfier de tout le monde… ou presque, conclut-elle en se tournant à
nouveau vers sa jeune employée. Et c’est là que vous intervenez !
-
Je
ne suis pas sûre de vous comprendre, Majesté…
- Je
veux que vous soyez mes yeux et mes oreilles lors de ce voyage à Strasbourg. Voilà
ce que j’attends de vous…
Quand Louise sortit du bureau, elle se sentait très
étrange : honorée par la mission que la Reine venait de lui confier,
terrifiée à l’idée d’échouer. L’angoisse lui serra la gorge dès qu’elle passa
la porte du salon de la Paix et se retrouva à nouveau dans la galerie des
Glaces, son image se reflétant à l’infini dans les trois cents soixante-cinq
miroirs.
Elle avança
lentement, traversa l’ancienne terrasse, les yeux fixés sur la voûte peinte par
Lebrun. Quand ses yeux se portèrent sur le parc, qu’elle pouvait voir par les
fenêtres à sa gauche, son pouls s’accéléra et c’est en courant qu’elle
rejoignit le salon de la Guerre et qu’elle traversa tous les autres salons
jusqu’à l’escalier Gabriel, qu’elle dévala comme si elle avait le diable à ses
trousses.
Ce ne
fut qu’une fois dehors qu’elle put respirer normalement. Elle prit conscience
de l’honneur que la souveraine venait de lui faire. Elle se redressa fièrement
et se fit une promesse : quoiqu’il arrive, elle irait jusqu’au bout !
Retrouvez la suite de cette histoire et deux autres aventures de Louise dans un livre à paraître aux Editions Cogito à l'automne 2017...
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