Mais
que faisait-elle là ? Pour la troisième fois ce mois-ci, elle venait de se
réveiller dans la rue. En chemise de nuit. Pieds nus.
Mais cette fois, c’était
différent : elle avait les mains couvertes de sang. Elle s’examina sous
toutes les coutures. Elle n’était pas blessée, ce sang n’était donc pas le
sien. Prise de panique, elle se mit à courir. Ses pas la ramenèrent
automatiquement chez elle, à plusieurs rues de là, au terme d’une fuite effrénée
de dix minutes.
Elle habitait avec son mari rue du
Docteur Charcot à Sotteville-lès-Rouen, dans une de ses maisons de ville en
briques et en pierres. Elle grimpa les trois marches du perron, le cœur
menaçant de lui sortir de la poitrine. Elle dut s’arrêter dans l’entrée pour
reprendre son souffle.
Pour enlever le sang, elle se frotta
les mains avec une bosse à ongles sous le jet d’eau chaude jusqu’à ce que sa
peau devienne rouge.
Quand elle se remit au lit, aux côtés
de son mari, elle fit bien attention à ne pas le réveiller et à ce que ses pieds
gelés ne viennent pas le toucher.
Dans sa tête, tournaient mille
questions : comment s’était-elle retrouvée dans la rue ?
Pourquoi ? A qui était ce sang ? Que s’était-il passé ?
Elle finit par tomber de sommeil aux
premières lueurs du jour.
***
Paris Normandie, rubrique faits divers :
« Ce matin, à 7 heures, un homme qui promenait son chien a fait une
macabre découverte sur l’ancien Champ de course de Rouen. Son golden retriever
a en effet trouvé le corps d’une femme d’une quarantaine d’années dont
l’identité n’a pour le moment pas été
communiquée… »
***
Mélanie
avait la tête lourde et la bouche pâteuse quand le réveil sonna ce matin-là. Ce
qui lui était arrivé dans la nuit lui revint soudain en mémoire. Elle masqua
son trouble comme elle put à son mari qui lui demandait si elle avait bien
dormi.
Elle
se prépara, fit tant bien que mal le petit déjeuner des enfants, les
accompagna à l’école et prit le chemin du bureau de Poste où elle travaillait.
Toute
la journée, alors que les usagers
défilaient devant elle, elle n’arrivait pas à s’ôter de la tête la vision des
rigoles d’eau rougeâtres qui coulaient de ses mains dans le lavabo quand elle
les avait lavées après sa virée nocturne.
Les mêmes questions revenaient en
boucle dans sa tête : où était-elle allée lors de ses trois sorties
en chemise de nuit ? A qui appartenait le sang qui recouvrait ses
mains ?
Les deux premières fois, elle n’était
pas allée bien loin : sur le perron de sa maison la première fois et au
bout de sa rue la deuxième. Là, elle s’était quand même retrouvée à plusieurs
rues de chez elle.
Et ce qui l’inquiétait le plus, encore
une fois, était ce sang…
Le
soir même, elle décida d’évoquer le problème à demi-mots avec son mari.
-
Est-ce que tu as déjà constaté que je faisais du
somnambulisme ? demanda-t-elle.
-
Hum… pas que je sache… Pourquoi ?
-
Oh… Je me suis juste retrouvée à un endroit sans me
souvenir de mettre lever, cette nuit.
-
Ah bon, répondit son mari en replongeant le nez
dans son assiette.
Le sujet ne
l’intéressait visiblement pas. Elle insista.
-
Tu étais
sans doute tellement fatiguée que tu ne te souviens pas de t’être levée… c’est
tout…
La
discussion était close. Mélanie décida de ne pas insister.
Il se passa plusieurs semaines avant
qu’elle ne fasse une nouvelle crise de somnambulisme.
Elle avait
guetté avec appréhension la lecture quotidienne du journal par son mari. S’il
s’était produit un crime dans le quartier, il ne manquerait pas de le lui dire.
Elle-même n’osait ni lire le Paris Normandie, ni regarder le journal sur la
chaîne de télévision régionale, tant elle avait peur d’y découvrir quelque
chose d’horrible.
Elle vivait
comme un zombie, effectuant les tâches quotidiennes comme un automate.
Le soir,
elle se réfugiait dans les bras d’Hugues mais elle avait beaucoup de mal à
trouver le sommeil.
***
Mélanie avait froid. Ses pieds
étaient glacés. Elle ouvrit les yeux et découvrit, terrifiée, qu’elle se
trouvait au Jardin des Plantes de Rouen. Il faisait nuit et une fois encore,
elle était en chemise de nuit et ne portait pas de chaussure.
Le parc se
trouvait à presque deux kilomètres de chez elle. Comment avait-elle fait pour
faire tout ce chemin en dormant ? Personne n’avait été étonné de voir une
femme en vêtements de nuit traverser la ville ?
Le souffle
lugubre du vent dans les arbres la fit frissonner. Au loin, elle entendit le
grincement des balançoires pour enfants. Au loin la cloche de l’horloge Saint
Julien égrena trois heures.
Comment
allait-elle rentrer chez elle maintenant ? A pied, comme elle était
sûrement venue…
Alors
qu’elle se dirigeait vers le portail le plus proche, son regard fut attiré par
un éclat métallique. Elle s’approcha et constata avec horreur qu’il s’agissait
d’un couteau dont le manche était taché de sang. Comme hypnotisée, elle se
pencha pour le ramasser : sa main correspondait exactement aux empreintes
sanglantes laissées sur l’arme. Affolée, elle le laissa tomber par terre. Puis
dans un sursaut de lucidité, elle se dit que la police ne manquerait pas de
faire le lien avec elle. Mais le lien entre quoi ? Elle n’avait rien
fait !
Complètement
affolée, elle ramassa à nouveau le couteau et s’enfuit en courant. Elle longea
sans même y jeter un oeil les longues serres du Jardin des Plantes qu’elle
avait souvent visité en famille.
La grille
du parc était entrouverte, c’était sûrement par là qu’elle était entrée. Le
cœur menaçant de sortir de sa poitrine, elle se glissa dans l’ouverture et prit
ses jambes à son cou.
Quand elle regagna son domicile, il
était presque quatre heures. Après s’être nettoyée et avoir changé de chemise
de nuit, elle se recoucha près d’Hugues sans faire de bruit. Celui-ci dormait
du sommeil du juste.
Mélanie résista
à l’envie de se blottir contre lui pour prendre un peu de sa chaleur, de peur de
le réveiller.
Elle ne
réussit pas trouver le sommeil, pensant sans cesse au couteau ensanglanté
qu’elle avait jeté dans une bouche d’égout au milieu de sa cavalcade.
***
Paris Normandie,
rubrique faits divers :
« Nouvelle
découverte macabre ce matin dans un parc.
Il s’agit cette fois-ci du Jardin des Plantes. Un employé communal qui
était chargé de l’ouverture des serres tropicales a eu la désagréable surprise
de se retrouver face au corps d’une femme poignardée.
Ce
crime ressemble étrangement à celui qui a eu lieu sur le champ de courses il y
a quelques semaines. »
***
Les jours qui suivirent sa nouvelle
escapade nocturne, Mélanie crut qu’elle perdait pied dans la réalité.
Elle
effectuait ses tâches quotidiennes comme une machine. Quand elle croisait son
reflet dans le miroir, elle se faisait l’impression d’un zombie.
***
Elle mit un certain à reconnaître
l’endroit où elle se trouvait, qui se trouvait à plusieurs kilomètres de chez
elle et où elle ne se rendait que très rarement. Puis elle baissa les yeux sur
ce qu’elle tenait dans ses mains et comprit. Elle était dans le cimetière du
Madrillet, en train de creuser !
Elle lâcha
l’objet qui heurta le sol avec fracas. Elle pensa à ses beaux-parents inhumés à
seulement quelques allées de là.
Un corbeau
croassa. Mélanie sursauta. A part le cri de l’animal, il n’y avait pas un bruit
dans le cimetière.
Cette
fois-ci, elle comprit qu’elle avait vraiment perdu pied.
***
Alors que l’infirmier l’emmenait, en la tenant fermement par le bras, vers le bâtiment où elle allait être internée, Mélanie se retourna et
contempla sa famille anéantie, ses enfants dévastés de voir leur mère dans cet
état.
Puis elle
surprit le regard de son mari. Ce qu’elle y lut la terrifia.
Quand il
sourit et qu’il porta son index à ses lèvres, comme pour lui imposer le
silence, elle comprit.
Elle
comprit qu’elle avait été manipulée depuis le départ, qu’elle n’avait été
qu’une marionnette entre ses mains.
Tout lui
revint alors en mémoire…
Leur
rencontre, présentée par des amis communs.
La cour que
lui avait faite Hugues.
La
persuasion dont il avait fait montre pour qu’elle l’épouse.
Les
premiers mois de mariage dans un bonheur absolu avec un mari aux petits soins.
La routine
qui s’était installée avec la naissance des deux enfants.
Les
absences répétées de son époux et les disputes en découlant.
Et puis ce
soi-disant stage professionnel auquel il avait participé six mois auparavant et
duquel il était revenu transformé, à nouveau fou amoureux de sa femme et
attentionné.
La manière
dont il avait apaisé tous les conflits qui les opposaient jusque-là.
Le
sentiment étrange de légèreté qui avait envahi la vie de Mélanie à partir de
là.
La
discussion surréaliste avec l’associé d’Hugues qui avait trouvé curieux que son
collaborateur aille faire une hypnothérapie à Paris alors qu’il y avait de très
bons praticiens pour arrêter de fumer sur Rouen et qui ne se souvenait
pas d’avoir participé à une quelconque formation d’entreprise.
Mélanie comprenait maintenant.
Elle se rappela les soirées qui
avaient précédé chacune de ses sorties nocturnes. A chaque fois, elle s’était
endormie rapidement, dans les bras de son mari, qui lui parlait à voix basse.
Le sentiment d’avoir dormi d’une
traite, sans aucun rêve.
Elle se souvint du petit
tressaillement de la mâchoire d’Hugues quand elle lui avait demandé pour la
première fois s’il avait constaté qu’elle était somnambule.
La manière dont il avait minimisé son
inquiétude quand elle lui avait enfin avoué qu’elle quittait la maison en
pleine nuit.
Son insistance pour qu’elle se
détendre, qu’elle lui fasse confiance.
Son air satisfait à la lecture du
Paris Normandie le lendemain de chacune de ses virées nocturnes, comme s’il y
lisait une bonne nouvelle.
Elle
prit la cruelle réalité de plein front. Elle se retourna à nouveau pour se
confronter à son époux mais elle était trop loin maintenant pour voir son petit
sourire narquois.
Qui allait la croire maintenant
qu’elle était internée ? Qui allait croire qu’elle avait été hypnotisée
par son mari ? Qu’il avait fait en sorte qu’on la soupçonne pour tous ces
meurtres ?
Super
RépondreSupprimerCécile
C'est vraiment une superbe nouvelle policière..
RépondreSupprimerTrès juste.
Maintenant qu'elle connaît la vérité, que faire?
Elle comprend trop tard, elle est coincée, évincée : tout le monde usera du prétexte de la folie pour ne pas la croire.
A-t-elle compris quelque chose? N'est-ce pas elle qui est folle et qui s'invente tout ça ?
D.
Merci pour ce commentaire.
RépondreSupprimerVous avez su percevoir tout ce que j'ai voulu raconter.
La fontiere entre la folie et la normalité est parfois bien fragile.
J'ai une autre idée en rapport avec ce thème.Je la développerai dans une nouvelle sans doute un jour...
Merci pour ce commentaire.
RépondreSupprimerVous avez su percevoir tout ce que j'ai voulu raconter.
La fontiere entre la folie et la normalité est parfois bien fragile.
J'ai une autre idée en rapport avec ce thème.Je la développerai dans une nouvelle sans doute un jour...
Surpris par cette fin! (et c'est assez rare pour le souligner ;) ) un vrai plaisir.. Merci..
RépondreSupprimerMerci pour ce retour. Arriver à surprendre un lecteur est une chose difficile... Je suis donc ravie !
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